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Farida

L’ENFANT, UN ÊTRE À FORMER

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DES RÉGENTS ET D’ANCIENS ÉLÈVES TÉMOIGNENT

BIBLIOTHÈQUE SONORE

57 ans, née au Maroc

Fragments d’histoire de langues

Terrain 5 : Adultes, 2016-2017.
Corpus : Hanan Loughmari
Analyses et construction du portrait :
Hanan Loughmari et Aude Bretegnier

  • Femme de 57 ans, née au Maroc à la fin des années 50, arrivée en France au milieu des années 80.
  • Marocaine, Farida est Berbère, a grandi dans les montagnes de l’Atlas, au Sud-Est du Maroc, dans un village où l’arabe dialectal, le darija, n’était pas présent dans les interactions ordinaires.
  • Sa langue première, vernaculaire et véhiculaire jusqu’à l’adolescence, est le chleuha, variété dialectale de tamazight (langue amazighe, co-officielle depuis 2011).
  • Farida n’a jamais été scolarisée, a suivi une éducation coranique, l’arabe littéral est sa langue de religion, qu’elle sait très peu lire et écrire.
  • Son parcours est marqué par deux mobilités, la première du « Bled » à « la ville », son premier contact avec l’arabe dialectal, la seconde, migratoire, qui s’opère en deux temps, son mari parti le premier, elle le rejoint après plusieurs années.
  • Farida apprend maintenant le français depuis plusieurs années, peut aisément comprendre et s’exprimer.
  • 4 de ses enfants sont nés au Maroc, 3 en France, ainsi que tous ses petits-enfants.
  • Farida a 57 ans. Elle est née au Maroc à la fin des années 50, après l’indépendance du pays (1956), dans la région de Ouarzazate , un village des montagnes de l’Atlas, au Sud-Est du pays. Marocaine, Farida est d’abord « Berbère » et « berbérophone » (Cf. Fiche contexte) : sa langue première est le chleuha, variété dialectale de tamazight, langue de socialisation initiale, unique vernaculaire de son quotidien de petite fille.
  • L’enfance est difficile, la famille trop pauvre pour scolariser les enfants. Farida travaille dès petite, évoque des journées de corvées, consciente que sa non-scolarisation la marque socialement, elle parmi ses pairs (« on/nous »), disqualifiés par exclusion du groupe légitime des enfants-écoliers, « l’école c’était pas pour nous ». Ses discours montrent bien la disparité sociale, « on se mettait sur le côté », « on se disait pourquoi / je voulais aller », la stigmatisation entre subie, consentie, mise en question.
  • L’arabe littéral est présent par la religion musulmane, langue écrite des prières récitées, que Farida n’apprend ni à lire, ni à écrire. Mais à l’échelle de son expérience langagière ordinaire, le darija, l’arabe dialectal marocain, reste absent, pour elle « inconnu » jusqu’à son départ du Bled, juste après son mariage.
  • Farida grandit ainsi dans un espace social marqué par des cloisonnements et des frontières étanches, distinctives de groupes inégalement légitimés, eux / nous, mais aussi par l’expérience d’une double différence, privée d’école et de français, ET non-arabophone, pouvant avoir joué des processus divers de minorisations complexes.

Chleuha, réseau socio-interactionnel unilingue de l’enfance, l’arabe dialectal marocain lui demeure « inconnu »

F. : -  quand j'étais petite […] l'école / y avait pas / on se mettait sur le côté et on voyait des enfants qui sortaient de l'école // nous / on se disait / pourquoi on y va pas / je voulais aller

L’école, c’était pas pour nous, on se mettait sur le côté…

La disqualification, entre subie, consentie et mise en question

Disparités sociales, cloisonnements sociolinguistiques, frontières étanches, exclusives

Une double différenciation / minorisation sociolinguistique ?

  • L’enfance est passée, Farida se marie. Son mari est Berbère, originaire du même village, mais habite « en ville », vit et travaille en arabe. Elle quitte « le Bled », se retrouve pour la première fois dans un environnement à dominante arabophone.
  • Le contact avec l’arabe (dialectal) est progressif. Les premières années sont, pour Farida, marquées par plusieurs grossesses et naissances proches, qui la maintiennent surtout au foyer, au sein duquel le chleuha demeure le vernaculaire dominant. L’arabe darija, véhiculaire des interactions de l’extérieur, mais aussi l’arabe standard, quand démarre la scolarisation des ainés, entrent petit à petit dans les pratiques familiales, son mari, ses enfants, mais elle-même ne s’en empare pas vraiment.
  • A la fin des années 70, les conditions économiques défavorables contraignent le mari à partir travailler en France, laissant Farida seule au Maroc avec les enfants. Cette situation, qui durera plusieurs années, met Farida en contact plus direct avec l’univers du dehors, elle est « obligée de se débrouiller », commence alors à pratiquer l’arabe, « trouve [cela] dur au début », estime partir de zéro, de « rien du tout… mais on le parlait » : Le processus d’appropriation et d’intégration linguistique en arabe est ainsi thématisé comme non-problématique, a contrario d’un autre demeuré impossible, en français.
  • Le bilinguisme en construction produit pour Farida un certain déplacement des frontières, chleuha et arabe devenant co-identitaires en opposition du français, présent dans l’espace mais resté langue d’exclusion, dans une société marocaine encore fortement ségrégée d’un point de vue sociolinguistique, « on se mélangeait pas beaucoup ».

Un exode avant l’exil, une première mobilité linguistique

F. : - depuis que je suis mariée là où j'étais / je savais pas un mot d'arabe quand mon mari est parti / là où j'étais ça parlait que l'arabe

L’arabe : dur au début, mais on le parlait… [tandis que] le français…

F. : -  l'arabe j'ai trouvé dur au début / on connaissait rien du tout // mais on le parlait // le français /// on se mélangeait pas beaucoup […] on le pratiquait pas

Chleuha et arabe, investies comme langues co-identitaires

Le français demeure langue des Autres

  • Vers le milieu des années 80, Farida rejoint son mari en France avec les quatre enfants, certains déjà scolarisés en arabe au Maroc. La famille connait une période d’instabilité administrative, puis s’installe durablement. D’autres enfants naissent, tous sont scolarisés en France.
  • Dans les pratiques langagières du père, resté plusieurs années seul en France, l’arabe est devenu dominant, pour lui première langue d’intégration, dans un réseau socio-interactionnel d’affiliation et d’inter-reconnaissance linguistique et culturelle reconstruit autour d’une catégorisation identitaire hétérogène, « arabe », rassemblée autour de la religion musulmane.
  • Une année, le mari de Fatima est sollicité pour devenir Imam de la mosquée de son quartier. Berbérophone d’origine nommé Imam, un enjeu majeur devient pour lui d’être à la hauteur de la légitimité linguistique et culturelle qui lui est ainsi conférée.
  • Le père durcit la politique linguistique familiale, impose que l’arabe constitue désormais le vernaculaire langagier dominant, sinon unique. Il souhaite minimiser l’usage du chleuha au sein du foyer, comme si l’arabophonie des enfants devenait un garant de sa propre légitimité. Enfin, et alors que l’école et la réussite scolaire sont investies d’une très grande importance, il interdit explicitement le français des interactions familiales, qui doit demeurer hors de la sphère intime.
  • Farida se retrouve ainsi comme avant, dans le réseau réduit d’un foyer en retrait, spectatrice d’un monde extérieur auquel elle n’a pas accès. La France, les Français, le français langue de scolarisation de ses enfants, des devoirs qu’elle surveille étroitement mais qui se réalisent en autonomie, lui demeurent presque totalement inconnus.

De nouveau spectatrice en retrait du monde extérieur, Fatima reste allophone

F. - : presque 30 ans [que je suis en France] mais // à la maison / les enfants / ils parlaient que l'arabe // et je sortais pas en plus /// si on était resté avec les Français /// mais [le père] voulait pas // les enfants regardaient les dessins animés / et c'est tout / il leur disait / allez étudier
E. - : donc la langue française tu l'entendais pas / en fait ?
F. - : non /// quand on sortait on allait chez les Arabes /

Chleuha en contact avec l’arabe devenu dominant, l’école fortement investie, mais le français, pourtant en train de devenir une langue des enfants, est proscrite du foyer,
demeure la langue des Autres

  • La politique linguistique familiale instaurée par le père, proscrit le français de l’espace du dedans, instaure une frontière, sépare des territoires, « chaque langue est attribuée à un univers distinct, et interdite, au moins symboliquement, dans l’autre univers. » (Leconte, 1997 : 248). On a là une situation de clivage et de paradoxe. Le français est en même temps exclu et chargé d’importance en tant qu’instrument langagier de réussite scolaire. Pour les enfants, écoliers, collégiens, entre famille et école, cette injonction complexe peut produire une « double contrainte », charger la réussite d’enjeux de trahison (De Gaulejac 1996 : 88). Elle pose comme une limite à l’appropriation, interdit symboliquement d’investir le français au-delà d’une langue-objet, instrument, en tant que langue vecteur de socialisation, pouvant devenir co-identitaire.

Cette situation a-t-elle eu des impacts sur les enfants, sur leurs rapports construits au français et à l’école, leur possibilité de concilier les langues en plurilinguisme ?

  • Les discours de Farida montrent bien que les interactions langagières étaient en réalité beaucoup plus plurielles que selon les prescriptions formulées par le père. L’arabe domine entre parents et enfants, mais n’est pas l’unique vernaculaire : entre les enfants, de plus en plus d’alternances se produisent, des glissements de l’arabe au français. Farida observe la francophonie grandissante des enfants qui se construit sans elle. Les parcours de scolarisation progressent, les ainés ont pris le relai pour un suivi actif des devoirs, et finalement pour tout ce qui concerne le français, les communications vers le monde extérieur, l’administration, l’école… Elle-même est demeurée allophone dans la limite de frontières intérieures où ne se trouvent déjà plus tout à fait les enfants.
  • Son discours montre le continuum des pratiques, chleuha-arabe/ arabe-français, mais aussi le processus d’assimilation dans son évolutivité intergénérationnelle : le chleuha disparait sous le poids de l’arabe, de même pour les enfants, l’arabe, sous celui du français.

Chleuha-arabe-français, un continuum et une rupture

E. - : donc le cheulha / tu le parles qu'avec ton mari ?
F : cheulha / et après on revient à l'arabe // comme nos enfants / ils parlent l'arabe et de rien ils reviennent au français
E. - : oui c'est pareil
F. - : c'est pour ça / on parle pas cheulha //

Un changement de la langue à laquelle on « revient », l’arabe venu remplacer le chleuha des parents, et le français, « de rien… », devenu naturel pour les enfants

  • Farida semble s’être résolue à l’assimilation progressive du chleuha, sa langue maternelle,, comprend et accepte l’enjeu que représentait pour son mari l’arabophonie des enfants, qui la positionnait elle, en tant que leur mère, comme première garante de cette pratique exclusive, premier pilier de l’intérieur, elle, initialement non-arabophone.
  • De la fenêtre de son foyer, dans sa logique et sa contextualité, l’arabe devenait un rempart, une sphère de protection. Elle sait bien maintenant, comme tout cela a pu aussi être un piège, la laisser en retrait, lui fermer longtemps l’accès au français, « trente ans que je suis là ».
  • Le chleuha, encore dominant dans la première enfance des ainés, est resté important, contient une mémoire de la filiation, mais a presque disparu des pratiques, les plus jeunes ne l’ont pas reçu, n’en connaissent que des bribes. La langue n’est pas rejetée, mais minorée, « juste la langue du Bled », rendue mineure, ce que dit très bien la métaphore du « dessert » qu’emploie le fils à propos du chleuha, comme pour la consoler : un plaisir certes, mais pas obligatoire, « mama… l’arabe, c’est tout maintenant ». Mais justement pour ce fils, tous ses enfants devenus adultes et à leur tour parents, l’arabe n’est plus « tout », le français est devenu vernaculaire, domine dans les pratiques des petits-enfants, et si la formulation de Farida montre bien sa représentation du rapport de force inégalitaire, son discours montre aussi une acceptation.
  • On voit ici poindre un élément fondamental dans ce processus qui, plus de vingt ans après l’arrivée en France, a enfin déclenché la décision de Farida de s’inscrire en formation.

Chleuha symboliquement important mais devenu mineur : minoré

F. : -  chleuha c’est juste la langue du bled / c’est tout /

F. : -  [mon fils me dit]: mama / chleuha / c’est comme le dessert / ça te plaît ou ça te plaît pas // l'arabe c'est tout maintenant

… à la faveur de l’arabe, qui est « tout, maintenant »… mais plus pour les petits enfants

 F : - SI / ils le parlent // mais le français a battu l'arabe ///

Le français langue des Autres, devient une langue des siens

  • A la grande fierté des parents, les enfants réussissent à l’école, certains jusqu’à l’université, tous sont maintenant adultes, travaillent, ont des enfants, sont mariés selon des configurations diverses, un fils avec une Française, une fille avec un Turc.
  • Le départ des derniers enfants du foyer a laissé Farida plus isolée encore, mais aussi démunie, les relais langagiers ayant disparu, personne ne fait plus à sa place. Ces manques, et par conséquent ces besoins, sont le premier motif, déclenchent sa décision d’apprendre le français, de rompre à son tour l’interdiction linguistique. Son mari est d’accord. Entre temps, lui a pris sa retraite, est déchargé de ses fonctions religieuses. Il décide lui aussi d’apprendre.
  • Mais pour Farida, c’est surtout la relation avec ses petits-enfants, qu’elle garde souvent, les plus grands sont au début du primaire, qui a fait moteur. Devenir grand-mère a révélé le sens et les enjeux, pour elle, de déconstruire la frontière pour s’ouvrir à la langue. Il y a déjà une question de besoin, le français est devenu nécessaire, ses petits-enfants ne connaissent pas tous l’arabe. L’intercompréhension est parfois difficile mais s’opère. Elle exprime là un soulagement, de n’avoir pas été remise, avec ses petits-enfants, dans cette position de garante de l’arabe qui l’excluait aussi du français.
  • Avec ses petits-enfants, Farida entre enfin, ce qu’elle n’avait jamais pu faire avec ses enfants, dans un co-apprentissage, apprend en même temps qu’eux, à dire mais aussi à lire, à écrire. Un investissement affectif du français est en train de se tisser, elle accepte que cette langue soit devenue leur langue, à eux qui sont les siens, avec l’arabe, une langue co-identitaire.
  • Récemment, le couple a demandé la nationalité, à devenir comme les petits-enfants, Français.

Sans le relai langagier assumé par les enfants des besoins émergent, un motif d’apprendre, et au-delà, la relation filiale à continuer à construire, le sens et les enjeux de partager la langue

F : - je leur ai dit pourquoi vous compliquez // le français / parlez français à la maison /

F : - SI / j'essaie de leur apprendre / mais ils font des fautes // eux ils ont appris et moi j'ai appris rien / ben ils sont petits de rien ils enregistrent / mais tu essaies, [le père] il essaie aussi

[…] ce que nous recevons en héritage est constamment modifié par les aléas de notre vie, de nos exils, de nos désirs. (Hassoun, 2002 : 13)

Plan de l’exposition →
Imaginaires plurilingues entre familles et écoles : expériences, parcours, démarches didactiques

57 ans, née au Maroc

Fragments d’histoire de langues

Terrain 5 : Adultes, 2016-2017.
Corpus : Hanan Loughmari
Analyses et construction du portrait :
Hanan Loughmari et Aude Bretegnier

  • Femme de 57 ans, née au Maroc à la fin des années 50, arrivée en France au milieu des années 80.
  • Marocaine, Farida est Berbère, a grandi dans les montagnes de l’Atlas, au Sud-Est du Maroc, dans un village où l’arabe dialectal, le darija, n’était pas présent dans les interactions ordinaires.
  • Sa langue première, vernaculaire et véhiculaire jusqu’à l’adolescence, est le chleuha, variété dialectale de tamazight (langue amazighe, co-officielle depuis 2011).
  • Farida n’a jamais été scolarisée, a suivi une éducation coranique, l’arabe littéral est sa langue de religion, qu’elle sait très peu lire et écrire.
  • Son parcours est marqué par deux mobilités, la première du « Bled » à « la ville », son premier contact avec l’arabe dialectal, la seconde, migratoire, qui s’opère en deux temps, son mari parti le premier, elle le rejoint après plusieurs années.
  • Farida apprend maintenant le français depuis plusieurs années, peut aisément comprendre et s’exprimer.
  • 4 de ses enfants sont nés au Maroc, 3 en France, ainsi que tous ses petits-enfants.
  • Farida a 57 ans. Elle est née au Maroc à la fin des années 50, après l’indépendance du pays (1956), dans la région de Ouarzazate , un village des montagnes de l’Atlas, au Sud-Est du pays. Marocaine, Farida est d’abord « Berbère » et « berbérophone » (Cf. Fiche contexte) : sa langue première est le chleuha, variété dialectale de tamazight, langue de socialisation initiale, unique vernaculaire de son quotidien de petite fille.
  • L’enfance est difficile, la famille trop pauvre pour scolariser les enfants. Farida travaille dès petite, évoque des journées de corvées, consciente que sa non-scolarisation la marque socialement, elle parmi ses pairs (« on/nous »), disqualifiés par exclusion du groupe légitime des enfants-écoliers, « l’école c’était pas pour nous ». Ses discours montrent bien la disparité sociale, « on se mettait sur le côté », « on se disait pourquoi / je voulais aller », la stigmatisation entre subie, consentie, mise en question.
  • L’arabe littéral est présent par la religion musulmane, langue écrite des prières récitées, que Farida n’apprend ni à lire, ni à écrire. Mais à l’échelle de son expérience langagière ordinaire, le darija, l’arabe dialectal marocain, reste absent, pour elle « inconnu » jusqu’à son départ du Bled, juste après son mariage.
  • Farida grandit ainsi dans un espace social marqué par des cloisonnements et des frontières étanches, distinctives de groupes inégalement légitimés, eux / nous, mais aussi par l’expérience d’une double différence, privée d’école et de français, ET non-arabophone, pouvant avoir joué des processus divers de minorisations complexes.

Chleuha, réseau socio-interactionnel unilingue de l’enfance, l’arabe dialectal marocain lui demeure « inconnu »

F. : -  quand j'étais petite […] l'école / y avait pas / on se mettait sur le côté et on voyait des enfants qui sortaient de l'école // nous / on se disait / pourquoi on y va pas / je voulais aller

L’école, c’était pas pour nous, on se mettait sur le côté…

La disqualification, entre subie, consentie et mise en question

Disparités sociales, cloisonnements sociolinguistiques, frontières étanches, exclusives

Une double différenciation / minorisation sociolinguistique ?

  • L’enfance est passée, Farida se marie. Son mari est Berbère, originaire du même village, mais habite « en ville », vit et travaille en arabe. Elle quitte « le Bled », se retrouve pour la première fois dans un environnement à dominante arabophone.
  • Le contact avec l’arabe (dialectal) est progressif. Les premières années sont, pour Farida, marquées par plusieurs grossesses et naissances proches, qui la maintiennent surtout au foyer, au sein duquel le chleuha demeure le vernaculaire dominant. L’arabe darija, véhiculaire des interactions de l’extérieur, mais aussi l’arabe standard, quand démarre la scolarisation des ainés, entrent petit à petit dans les pratiques familiales, son mari, ses enfants, mais elle-même ne s’en empare pas vraiment.
  • A la fin des années 70, les conditions économiques défavorables contraignent le mari à partir travailler en France, laissant Farida seule au Maroc avec les enfants. Cette situation, qui durera plusieurs années, met Farida en contact plus direct avec l’univers du dehors, elle est « obligée de se débrouiller », commence alors à pratiquer l’arabe, « trouve [cela] dur au début », estime partir de zéro, de « rien du tout… mais on le parlait » : Le processus d’appropriation et d’intégration linguistique en arabe est ainsi thématisé comme non-problématique, a contrario d’un autre demeuré impossible, en français.
  • Le bilinguisme en construction produit pour Farida un certain déplacement des frontières, chleuha et arabe devenant co-identitaires en opposition du français, présent dans l’espace mais resté langue d’exclusion, dans une société marocaine encore fortement ségrégée d’un point de vue sociolinguistique, « on se mélangeait pas beaucoup ».

Un exode avant l’exil, une première mobilité linguistique

F. : - depuis que je suis mariée là où j'étais / je savais pas un mot d'arabe quand mon mari est parti / là où j'étais ça parlait que l'arabe

L’arabe : dur au début, mais on le parlait… [tandis que] le français…

F. : -  l'arabe j'ai trouvé dur au début / on connaissait rien du tout // mais on le parlait // le français /// on se mélangeait pas beaucoup […] on le pratiquait pas

Chleuha et arabe, investies comme langues co-identitaires

Le français demeure langue des Autres

  • Vers le milieu des années 80, Farida rejoint son mari en France avec les quatre enfants, certains déjà scolarisés en arabe au Maroc. La famille connait une période d’instabilité administrative, puis s’installe durablement. D’autres enfants naissent, tous sont scolarisés en France.
  • Dans les pratiques langagières du père, resté plusieurs années seul en France, l’arabe est devenu dominant, pour lui première langue d’intégration, dans un réseau socio-interactionnel d’affiliation et d’inter-reconnaissance linguistique et culturelle reconstruit autour d’une catégorisation identitaire hétérogène, « arabe », rassemblée autour de la religion musulmane.
  • Une année, le mari de Fatima est sollicité pour devenir Imam de la mosquée de son quartier. Berbérophone d’origine nommé Imam, un enjeu majeur devient pour lui d’être à la hauteur de la légitimité linguistique et culturelle qui lui est ainsi conférée.
  • Le père durcit la politique linguistique familiale, impose que l’arabe constitue désormais le vernaculaire langagier dominant, sinon unique. Il souhaite minimiser l’usage du chleuha au sein du foyer, comme si l’arabophonie des enfants devenait un garant de sa propre légitimité. Enfin, et alors que l’école et la réussite scolaire sont investies d’une très grande importance, il interdit explicitement le français des interactions familiales, qui doit demeurer hors de la sphère intime.
  • Farida se retrouve ainsi comme avant, dans le réseau réduit d’un foyer en retrait, spectatrice d’un monde extérieur auquel elle n’a pas accès. La France, les Français, le français langue de scolarisation de ses enfants, des devoirs qu’elle surveille étroitement mais qui se réalisent en autonomie, lui demeurent presque totalement inconnus.

De nouveau spectatrice en retrait du monde extérieur, Fatima reste allophone

F. - : presque 30 ans [que je suis en France] mais // à la maison / les enfants / ils parlaient que l'arabe // et je sortais pas en plus /// si on était resté avec les Français /// mais [le père] voulait pas // les enfants regardaient les dessins animés / et c'est tout / il leur disait / allez étudier
E. - : donc la langue française tu l'entendais pas / en fait ?
F. - : non /// quand on sortait on allait chez les Arabes /

Chleuha en contact avec l’arabe devenu dominant, l’école fortement investie, mais le français, pourtant en train de devenir une langue des enfants, est proscrite du foyer,
demeure la langue des Autres

  • La politique linguistique familiale instaurée par le père, proscrit le français de l’espace du dedans, instaure une frontière, sépare des territoires, « chaque langue est attribuée à un univers distinct, et interdite, au moins symboliquement, dans l’autre univers. » (Leconte, 1997 : 248). On a là une situation de clivage et de paradoxe. Le français est en même temps exclu et chargé d’importance en tant qu’instrument langagier de réussite scolaire. Pour les enfants, écoliers, collégiens, entre famille et école, cette injonction complexe peut produire une « double contrainte », charger la réussite d’enjeux de trahison (De Gaulejac 1996 : 88). Elle pose comme une limite à l’appropriation, interdit symboliquement d’investir le français au-delà d’une langue-objet, instrument, en tant que langue vecteur de socialisation, pouvant devenir co-identitaire.

Cette situation a-t-elle eu des impacts sur les enfants, sur leurs rapports construits au français et à l’école, leur possibilité de concilier les langues en plurilinguisme ?

  • Les discours de Farida montrent bien que les interactions langagières étaient en réalité beaucoup plus plurielles que selon les prescriptions formulées par le père. L’arabe domine entre parents et enfants, mais n’est pas l’unique vernaculaire : entre les enfants, de plus en plus d’alternances se produisent, des glissements de l’arabe au français. Farida observe la francophonie grandissante des enfants qui se construit sans elle. Les parcours de scolarisation progressent, les ainés ont pris le relai pour un suivi actif des devoirs, et finalement pour tout ce qui concerne le français, les communications vers le monde extérieur, l’administration, l’école… Elle-même est demeurée allophone dans la limite de frontières intérieures où ne se trouvent déjà plus tout à fait les enfants.
  • Son discours montre le continuum des pratiques, chleuha-arabe/ arabe-français, mais aussi le processus d’assimilation dans son évolutivité intergénérationnelle : le chleuha disparait sous le poids de l’arabe, de même pour les enfants, l’arabe, sous celui du français.

Chleuha-arabe-français, un continuum et une rupture

E. - : donc le cheulha / tu le parles qu'avec ton mari ?
F : cheulha / et après on revient à l'arabe // comme nos enfants / ils parlent l'arabe et de rien ils reviennent au français
E. - : oui c'est pareil
F. - : c'est pour ça / on parle pas cheulha //

Un changement de la langue à laquelle on « revient », l’arabe venu remplacer le chleuha des parents, et le français, « de rien… », devenu naturel pour les enfants

  • Farida semble s’être résolue à l’assimilation progressive du chleuha, sa langue maternelle,, comprend et accepte l’enjeu que représentait pour son mari l’arabophonie des enfants, qui la positionnait elle, en tant que leur mère, comme première garante de cette pratique exclusive, premier pilier de l’intérieur, elle, initialement non-arabophone.
  • De la fenêtre de son foyer, dans sa logique et sa contextualité, l’arabe devenait un rempart, une sphère de protection. Elle sait bien maintenant, comme tout cela a pu aussi être un piège, la laisser en retrait, lui fermer longtemps l’accès au français, « trente ans que je suis là ».
  • Le chleuha, encore dominant dans la première enfance des ainés, est resté important, contient une mémoire de la filiation, mais a presque disparu des pratiques, les plus jeunes ne l’ont pas reçu, n’en connaissent que des bribes. La langue n’est pas rejetée, mais minorée, « juste la langue du Bled », rendue mineure, ce que dit très bien la métaphore du « dessert » qu’emploie le fils à propos du chleuha, comme pour la consoler : un plaisir certes, mais pas obligatoire, « mama… l’arabe, c’est tout maintenant ». Mais justement pour ce fils, tous ses enfants devenus adultes et à leur tour parents, l’arabe n’est plus « tout », le français est devenu vernaculaire, domine dans les pratiques des petits-enfants, et si la formulation de Farida montre bien sa représentation du rapport de force inégalitaire, son discours montre aussi une acceptation.
  • On voit ici poindre un élément fondamental dans ce processus qui, plus de vingt ans après l’arrivée en France, a enfin déclenché la décision de Farida de s’inscrire en formation.

Chleuha symboliquement important mais devenu mineur : minoré

F. : -  chleuha c’est juste la langue du bled / c’est tout /

F. : -  [mon fils me dit]: mama / chleuha / c’est comme le dessert / ça te plaît ou ça te plaît pas // l'arabe c'est tout maintenant

… à la faveur de l’arabe, qui est « tout, maintenant »… mais plus pour les petits enfants

 F : - SI / ils le parlent // mais le français a battu l'arabe ///

Le français langue des Autres, devient une langue des siens

  • A la grande fierté des parents, les enfants réussissent à l’école, certains jusqu’à l’université, tous sont maintenant adultes, travaillent, ont des enfants, sont mariés selon des configurations diverses, un fils avec une Française, une fille avec un Turc.
  • Le départ des derniers enfants du foyer a laissé Farida plus isolée encore, mais aussi démunie, les relais langagiers ayant disparu, personne ne fait plus à sa place. Ces manques, et par conséquent ces besoins, sont le premier motif, déclenchent sa décision d’apprendre le français, de rompre à son tour l’interdiction linguistique. Son mari est d’accord. Entre temps, lui a pris sa retraite, est déchargé de ses fonctions religieuses. Il décide lui aussi d’apprendre.
  • Mais pour Farida, c’est surtout la relation avec ses petits-enfants, qu’elle garde souvent, les plus grands sont au début du primaire, qui a fait moteur. Devenir grand-mère a révélé le sens et les enjeux, pour elle, de déconstruire la frontière pour s’ouvrir à la langue. Il y a déjà une question de besoin, le français est devenu nécessaire, ses petits-enfants ne connaissent pas tous l’arabe. L’intercompréhension est parfois difficile mais s’opère. Elle exprime là un soulagement, de n’avoir pas été remise, avec ses petits-enfants, dans cette position de garante de l’arabe qui l’excluait aussi du français.
  • Avec ses petits-enfants, Farida entre enfin, ce qu’elle n’avait jamais pu faire avec ses enfants, dans un co-apprentissage, apprend en même temps qu’eux, à dire mais aussi à lire, à écrire. Un investissement affectif du français est en train de se tisser, elle accepte que cette langue soit devenue leur langue, à eux qui sont les siens, avec l’arabe, une langue co-identitaire.
  • Récemment, le couple a demandé la nationalité, à devenir comme les petits-enfants, Français.

Sans le relai langagier assumé par les enfants des besoins émergent, un motif d’apprendre, et au-delà, la relation filiale à continuer à construire, le sens et les enjeux de partager la langue

F : - je leur ai dit pourquoi vous compliquez // le français / parlez français à la maison /

F : - SI / j'essaie de leur apprendre / mais ils font des fautes // eux ils ont appris et moi j'ai appris rien / ben ils sont petits de rien ils enregistrent / mais tu essaies, [le père] il essaie aussi

[…] ce que nous recevons en héritage est constamment modifié par les aléas de notre vie, de nos exils, de nos désirs. (Hassoun, 2002 : 13)

57 ans, née au Maroc

Fragments d’histoire de langues

Terrain 5 : Adultes, 2016-2017.
Corpus : Hanan Loughmari
Analyses et construction du portrait :
Hanan Loughmari et Aude Bretegnier

  • Femme de 57 ans, née au Maroc à la fin des années 50, arrivée en France au milieu des années 80.
  • Marocaine, Farida est Berbère, a grandi dans les montagnes de l’Atlas, au Sud-Est du Maroc, dans un village où l’arabe dialectal, le darija, n’était pas présent dans les interactions ordinaires.
  • Sa langue première, vernaculaire et véhiculaire jusqu’à l’adolescence, est le chleuha, variété dialectale de tamazight (langue amazighe, co-officielle depuis 2011).
  • Farida n’a jamais été scolarisée, a suivi une éducation coranique, l’arabe littéral est sa langue de religion, qu’elle sait très peu lire et écrire.
  • Son parcours est marqué par deux mobilités, la première du « Bled » à « la ville », son premier contact avec l’arabe dialectal, la seconde, migratoire, qui s’opère en deux temps, son mari parti le premier, elle le rejoint après plusieurs années.
  • Farida apprend maintenant le français depuis plusieurs années, peut aisément comprendre et s’exprimer.
  • 4 de ses enfants sont nés au Maroc, 3 en France, ainsi que tous ses petits-enfants.
  • Farida a 57 ans. Elle est née au Maroc à la fin des années 50, après l’indépendance du pays (1956), dans la région de Ouarzazate , un village des montagnes de l’Atlas, au Sud-Est du pays. Marocaine, Farida est d’abord « Berbère » et « berbérophone » (Cf. Fiche contexte) : sa langue première est le chleuha, variété dialectale de tamazight, langue de socialisation initiale, unique vernaculaire de son quotidien de petite fille.
  • L’enfance est difficile, la famille trop pauvre pour scolariser les enfants. Farida travaille dès petite, évoque des journées de corvées, consciente que sa non-scolarisation la marque socialement, elle parmi ses pairs (« on/nous »), disqualifiés par exclusion du groupe légitime des enfants-écoliers, « l’école c’était pas pour nous ». Ses discours montrent bien la disparité sociale, « on se mettait sur le côté », « on se disait pourquoi / je voulais aller », la stigmatisation entre subie, consentie, mise en question.
  • L’arabe littéral est présent par la religion musulmane, langue écrite des prières récitées, que Farida n’apprend ni à lire, ni à écrire. Mais à l’échelle de son expérience langagière ordinaire, le darija, l’arabe dialectal marocain, reste absent, pour elle « inconnu » jusqu’à son départ du Bled, juste après son mariage.
  • Farida grandit ainsi dans un espace social marqué par des cloisonnements et des frontières étanches, distinctives de groupes inégalement légitimés, eux / nous, mais aussi par l’expérience d’une double différence, privée d’école et de français, ET non-arabophone, pouvant avoir joué des processus divers de minorisations complexes.

Chleuha, réseau socio-interactionnel unilingue de l’enfance, l’arabe dialectal marocain lui demeure « inconnu »

F. : -  quand j'étais petite […] l'école / y avait pas / on se mettait sur le côté et on voyait des enfants qui sortaient de l'école // nous / on se disait / pourquoi on y va pas / je voulais aller

L’école, c’était pas pour nous, on se mettait sur le côté…

La disqualification, entre subie, consentie et mise en question

Disparités sociales, cloisonnements sociolinguistiques, frontières étanches, exclusives

Une double différenciation / minorisation sociolinguistique ?

  • L’enfance est passée, Farida se marie. Son mari est Berbère, originaire du même village, mais habite « en ville », vit et travaille en arabe. Elle quitte « le Bled », se retrouve pour la première fois dans un environnement à dominante arabophone.
  • Le contact avec l’arabe (dialectal) est progressif. Les premières années sont, pour Farida, marquées par plusieurs grossesses et naissances proches, qui la maintiennent surtout au foyer, au sein duquel le chleuha demeure le vernaculaire dominant. L’arabe darija, véhiculaire des interactions de l’extérieur, mais aussi l’arabe standard, quand démarre la scolarisation des ainés, entrent petit à petit dans les pratiques familiales, son mari, ses enfants, mais elle-même ne s’en empare pas vraiment.
  • A la fin des années 70, les conditions économiques défavorables contraignent le mari à partir travailler en France, laissant Farida seule au Maroc avec les enfants. Cette situation, qui durera plusieurs années, met Farida en contact plus direct avec l’univers du dehors, elle est « obligée de se débrouiller », commence alors à pratiquer l’arabe, « trouve [cela] dur au début », estime partir de zéro, de « rien du tout… mais on le parlait » : Le processus d’appropriation et d’intégration linguistique en arabe est ainsi thématisé comme non-problématique, a contrario d’un autre demeuré impossible, en français.
  • Le bilinguisme en construction produit pour Farida un certain déplacement des frontières, chleuha et arabe devenant co-identitaires en opposition du français, présent dans l’espace mais resté langue d’exclusion, dans une société marocaine encore fortement ségrégée d’un point de vue sociolinguistique, « on se mélangeait pas beaucoup ».

Un exode avant l’exil, une première mobilité linguistique

F. : - depuis que je suis mariée là où j'étais / je savais pas un mot d'arabe quand mon mari est parti / là où j'étais ça parlait que l'arabe

L’arabe : dur au début, mais on le parlait… [tandis que] le français…

F. : -  l'arabe j'ai trouvé dur au début / on connaissait rien du tout // mais on le parlait // le français /// on se mélangeait pas beaucoup […] on le pratiquait pas

Chleuha et arabe, investies comme langues co-identitaires

Le français demeure langue des Autres

  • Vers le milieu des années 80, Farida rejoint son mari en France avec les quatre enfants, certains déjà scolarisés en arabe au Maroc. La famille connait une période d’instabilité administrative, puis s’installe durablement. D’autres enfants naissent, tous sont scolarisés en France.
  • Dans les pratiques langagières du père, resté plusieurs années seul en France, l’arabe est devenu dominant, pour lui première langue d’intégration, dans un réseau socio-interactionnel d’affiliation et d’inter-reconnaissance linguistique et culturelle reconstruit autour d’une catégorisation identitaire hétérogène, « arabe », rassemblée autour de la religion musulmane.
  • Une année, le mari de Fatima est sollicité pour devenir Imam de la mosquée de son quartier. Berbérophone d’origine nommé Imam, un enjeu majeur devient pour lui d’être à la hauteur de la légitimité linguistique et culturelle qui lui est ainsi conférée.
  • Le père durcit la politique linguistique familiale, impose que l’arabe constitue désormais le vernaculaire langagier dominant, sinon unique. Il souhaite minimiser l’usage du chleuha au sein du foyer, comme si l’arabophonie des enfants devenait un garant de sa propre légitimité. Enfin, et alors que l’école et la réussite scolaire sont investies d’une très grande importance, il interdit explicitement le français des interactions familiales, qui doit demeurer hors de la sphère intime.
  • Farida se retrouve ainsi comme avant, dans le réseau réduit d’un foyer en retrait, spectatrice d’un monde extérieur auquel elle n’a pas accès. La France, les Français, le français langue de scolarisation de ses enfants, des devoirs qu’elle surveille étroitement mais qui se réalisent en autonomie, lui demeurent presque totalement inconnus.

De nouveau spectatrice en retrait du monde extérieur, Fatima reste allophone

F. - : presque 30 ans [que je suis en France] mais // à la maison / les enfants / ils parlaient que l'arabe // et je sortais pas en plus /// si on était resté avec les Français /// mais [le père] voulait pas // les enfants regardaient les dessins animés / et c'est tout / il leur disait / allez étudier
E. - : donc la langue française tu l'entendais pas / en fait ?
F. - : non /// quand on sortait on allait chez les Arabes /

Chleuha en contact avec l’arabe devenu dominant, l’école fortement investie, mais le français, pourtant en train de devenir une langue des enfants, est proscrite du foyer,
demeure la langue des Autres

  • La politique linguistique familiale instaurée par le père, proscrit le français de l’espace du dedans, instaure une frontière, sépare des territoires, « chaque langue est attribuée à un univers distinct, et interdite, au moins symboliquement, dans l’autre univers. » (Leconte, 1997 : 248). On a là une situation de clivage et de paradoxe. Le français est en même temps exclu et chargé d’importance en tant qu’instrument langagier de réussite scolaire. Pour les enfants, écoliers, collégiens, entre famille et école, cette injonction complexe peut produire une « double contrainte », charger la réussite d’enjeux de trahison (De Gaulejac 1996 : 88). Elle pose comme une limite à l’appropriation, interdit symboliquement d’investir le français au-delà d’une langue-objet, instrument, en tant que langue vecteur de socialisation, pouvant devenir co-identitaire.

Cette situation a-t-elle eu des impacts sur les enfants, sur leurs rapports construits au français et à l’école, leur possibilité de concilier les langues en plurilinguisme ?

  • Les discours de Farida montrent bien que les interactions langagières étaient en réalité beaucoup plus plurielles que selon les prescriptions formulées par le père. L’arabe domine entre parents et enfants, mais n’est pas l’unique vernaculaire : entre les enfants, de plus en plus d’alternances se produisent, des glissements de l’arabe au français. Farida observe la francophonie grandissante des enfants qui se construit sans elle. Les parcours de scolarisation progressent, les ainés ont pris le relai pour un suivi actif des devoirs, et finalement pour tout ce qui concerne le français, les communications vers le monde extérieur, l’administration, l’école… Elle-même est demeurée allophone dans la limite de frontières intérieures où ne se trouvent déjà plus tout à fait les enfants.
  • Son discours montre le continuum des pratiques, chleuha-arabe/ arabe-français, mais aussi le processus d’assimilation dans son évolutivité intergénérationnelle : le chleuha disparait sous le poids de l’arabe, de même pour les enfants, l’arabe, sous celui du français.

Chleuha-arabe-français, un continuum et une rupture

E. - : donc le cheulha / tu le parles qu'avec ton mari ?
F : cheulha / et après on revient à l'arabe // comme nos enfants / ils parlent l'arabe et de rien ils reviennent au français
E. - : oui c'est pareil
F. - : c'est pour ça / on parle pas cheulha //

Un changement de la langue à laquelle on « revient », l’arabe venu remplacer le chleuha des parents, et le français, « de rien… », devenu naturel pour les enfants

  • Farida semble s’être résolue à l’assimilation progressive du chleuha, sa langue maternelle,, comprend et accepte l’enjeu que représentait pour son mari l’arabophonie des enfants, qui la positionnait elle, en tant que leur mère, comme première garante de cette pratique exclusive, premier pilier de l’intérieur, elle, initialement non-arabophone.
  • De la fenêtre de son foyer, dans sa logique et sa contextualité, l’arabe devenait un rempart, une sphère de protection. Elle sait bien maintenant, comme tout cela a pu aussi être un piège, la laisser en retrait, lui fermer longtemps l’accès au français, « trente ans que je suis là ».
  • Le chleuha, encore dominant dans la première enfance des ainés, est resté important, contient une mémoire de la filiation, mais a presque disparu des pratiques, les plus jeunes ne l’ont pas reçu, n’en connaissent que des bribes. La langue n’est pas rejetée, mais minorée, « juste la langue du Bled », rendue mineure, ce que dit très bien la métaphore du « dessert » qu’emploie le fils à propos du chleuha, comme pour la consoler : un plaisir certes, mais pas obligatoire, « mama… l’arabe, c’est tout maintenant ». Mais justement pour ce fils, tous ses enfants devenus adultes et à leur tour parents, l’arabe n’est plus « tout », le français est devenu vernaculaire, domine dans les pratiques des petits-enfants, et si la formulation de Farida montre bien sa représentation du rapport de force inégalitaire, son discours montre aussi une acceptation.
  • On voit ici poindre un élément fondamental dans ce processus qui, plus de vingt ans après l’arrivée en France, a enfin déclenché la décision de Farida de s’inscrire en formation.

Chleuha symboliquement important mais devenu mineur : minoré

F. : -  chleuha c’est juste la langue du bled / c’est tout /

F. : -  [mon fils me dit]: mama / chleuha / c’est comme le dessert / ça te plaît ou ça te plaît pas // l'arabe c'est tout maintenant

… à la faveur de l’arabe, qui est « tout, maintenant »… mais plus pour les petits enfants

 F : - SI / ils le parlent // mais le français a battu l'arabe ///

Le français langue des Autres, devient une langue des siens

  • A la grande fierté des parents, les enfants réussissent à l’école, certains jusqu’à l’université, tous sont maintenant adultes, travaillent, ont des enfants, sont mariés selon des configurations diverses, un fils avec une Française, une fille avec un Turc.
  • Le départ des derniers enfants du foyer a laissé Farida plus isolée encore, mais aussi démunie, les relais langagiers ayant disparu, personne ne fait plus à sa place. Ces manques, et par conséquent ces besoins, sont le premier motif, déclenchent sa décision d’apprendre le français, de rompre à son tour l’interdiction linguistique. Son mari est d’accord. Entre temps, lui a pris sa retraite, est déchargé de ses fonctions religieuses. Il décide lui aussi d’apprendre.
  • Mais pour Farida, c’est surtout la relation avec ses petits-enfants, qu’elle garde souvent, les plus grands sont au début du primaire, qui a fait moteur. Devenir grand-mère a révélé le sens et les enjeux, pour elle, de déconstruire la frontière pour s’ouvrir à la langue. Il y a déjà une question de besoin, le français est devenu nécessaire, ses petits-enfants ne connaissent pas tous l’arabe. L’intercompréhension est parfois difficile mais s’opère. Elle exprime là un soulagement, de n’avoir pas été remise, avec ses petits-enfants, dans cette position de garante de l’arabe qui l’excluait aussi du français.
  • Avec ses petits-enfants, Farida entre enfin, ce qu’elle n’avait jamais pu faire avec ses enfants, dans un co-apprentissage, apprend en même temps qu’eux, à dire mais aussi à lire, à écrire. Un investissement affectif du français est en train de se tisser, elle accepte que cette langue soit devenue leur langue, à eux qui sont les siens, avec l’arabe, une langue co-identitaire.
  • Récemment, le couple a demandé la nationalité, à devenir comme les petits-enfants, Français.

Sans le relai langagier assumé par les enfants des besoins émergent, un motif d’apprendre, et au-delà, la relation filiale à continuer à construire, le sens et les enjeux de partager la langue

F : - je leur ai dit pourquoi vous compliquez // le français / parlez français à la maison /

F : - SI / j'essaie de leur apprendre / mais ils font des fautes // eux ils ont appris et moi j'ai appris rien / ben ils sont petits de rien ils enregistrent / mais tu essaies, [le père] il essaie aussi

[…] ce que nous recevons en héritage est constamment modifié par les aléas de notre vie, de nos exils, de nos désirs. (Hassoun, 2002 : 13)

57 ans, née au Maroc

Fragments d’histoire de langues

Terrain 5 : Adultes, 2016-2017.
Corpus : Hanan Loughmari
Analyses et construction du portrait :
Hanan Loughmari et Aude Bretegnier

  • Femme de 57 ans, née au Maroc à la fin des années 50, arrivée en France au milieu des années 80.
  • Marocaine, Farida est Berbère, a grandi dans les montagnes de l’Atlas, au Sud-Est du Maroc, dans un village où l’arabe dialectal, le darija, n’était pas présent dans les interactions ordinaires.
  • Sa langue première, vernaculaire et véhiculaire jusqu’à l’adolescence, est le chleuha, variété dialectale de tamazight (langue amazighe, co-officielle depuis 2011).
  • Farida n’a jamais été scolarisée, a suivi une éducation coranique, l’arabe littéral est sa langue de religion, qu’elle sait très peu lire et écrire.
  • Son parcours est marqué par deux mobilités, la première du « Bled » à « la ville », son premier contact avec l’arabe dialectal, la seconde, migratoire, qui s’opère en deux temps, son mari parti le premier, elle le rejoint après plusieurs années.
  • Farida apprend maintenant le français depuis plusieurs années, peut aisément comprendre et s’exprimer.
  • 4 de ses enfants sont nés au Maroc, 3 en France, ainsi que tous ses petits-enfants.
  • Farida a 57 ans. Elle est née au Maroc à la fin des années 50, après l’indépendance du pays (1956), dans la région de Ouarzazate , un village des montagnes de l’Atlas, au Sud-Est du pays. Marocaine, Farida est d’abord « Berbère » et « berbérophone » (Cf. Fiche contexte) : sa langue première est le chleuha, variété dialectale de tamazight, langue de socialisation initiale, unique vernaculaire de son quotidien de petite fille.
  • L’enfance est difficile, la famille trop pauvre pour scolariser les enfants. Farida travaille dès petite, évoque des journées de corvées, consciente que sa non-scolarisation la marque socialement, elle parmi ses pairs (« on/nous »), disqualifiés par exclusion du groupe légitime des enfants-écoliers, « l’école c’était pas pour nous ». Ses discours montrent bien la disparité sociale, « on se mettait sur le côté », « on se disait pourquoi / je voulais aller », la stigmatisation entre subie, consentie, mise en question.
  • L’arabe littéral est présent par la religion musulmane, langue écrite des prières récitées, que Farida n’apprend ni à lire, ni à écrire. Mais à l’échelle de son expérience langagière ordinaire, le darija, l’arabe dialectal marocain, reste absent, pour elle « inconnu » jusqu’à son départ du Bled, juste après son mariage.
  • Farida grandit ainsi dans un espace social marqué par des cloisonnements et des frontières étanches, distinctives de groupes inégalement légitimés, eux / nous, mais aussi par l’expérience d’une double différence, privée d’école et de français, ET non-arabophone, pouvant avoir joué des processus divers de minorisations complexes.

Chleuha, réseau socio-interactionnel unilingue de l’enfance, l’arabe dialectal marocain lui demeure « inconnu »

F. : -  quand j'étais petite […] l'école / y avait pas / on se mettait sur le côté et on voyait des enfants qui sortaient de l'école // nous / on se disait / pourquoi on y va pas / je voulais aller

L’école, c’était pas pour nous, on se mettait sur le côté…

La disqualification, entre subie, consentie et mise en question

Disparités sociales, cloisonnements sociolinguistiques, frontières étanches, exclusives

Une double différenciation / minorisation sociolinguistique ?

  • L’enfance est passée, Farida se marie. Son mari est Berbère, originaire du même village, mais habite « en ville », vit et travaille en arabe. Elle quitte « le Bled », se retrouve pour la première fois dans un environnement à dominante arabophone.
  • Le contact avec l’arabe (dialectal) est progressif. Les premières années sont, pour Farida, marquées par plusieurs grossesses et naissances proches, qui la maintiennent surtout au foyer, au sein duquel le chleuha demeure le vernaculaire dominant. L’arabe darija, véhiculaire des interactions de l’extérieur, mais aussi l’arabe standard, quand démarre la scolarisation des ainés, entrent petit à petit dans les pratiques familiales, son mari, ses enfants, mais elle-même ne s’en empare pas vraiment.
  • A la fin des années 70, les conditions économiques défavorables contraignent le mari à partir travailler en France, laissant Farida seule au Maroc avec les enfants. Cette situation, qui durera plusieurs années, met Farida en contact plus direct avec l’univers du dehors, elle est « obligée de se débrouiller », commence alors à pratiquer l’arabe, « trouve [cela] dur au début », estime partir de zéro, de « rien du tout… mais on le parlait » : Le processus d’appropriation et d’intégration linguistique en arabe est ainsi thématisé comme non-problématique, a contrario d’un autre demeuré impossible, en français.
  • Le bilinguisme en construction produit pour Farida un certain déplacement des frontières, chleuha et arabe devenant co-identitaires en opposition du français, présent dans l’espace mais resté langue d’exclusion, dans une société marocaine encore fortement ségrégée d’un point de vue sociolinguistique, « on se mélangeait pas beaucoup ».

Un exode avant l’exil, une première mobilité linguistique

F. : - depuis que je suis mariée là où j'étais / je savais pas un mot d'arabe quand mon mari est parti / là où j'étais ça parlait que l'arabe

L’arabe : dur au début, mais on le parlait… [tandis que] le français…

F. : -  l'arabe j'ai trouvé dur au début / on connaissait rien du tout // mais on le parlait // le français /// on se mélangeait pas beaucoup […] on le pratiquait pas

Chleuha et arabe, investies comme langues co-identitaires

Le français demeure langue des Autres

  • Vers le milieu des années 80, Farida rejoint son mari en France avec les quatre enfants, certains déjà scolarisés en arabe au Maroc. La famille connait une période d’instabilité administrative, puis s’installe durablement. D’autres enfants naissent, tous sont scolarisés en France.
  • Dans les pratiques langagières du père, resté plusieurs années seul en France, l’arabe est devenu dominant, pour lui première langue d’intégration, dans un réseau socio-interactionnel d’affiliation et d’inter-reconnaissance linguistique et culturelle reconstruit autour d’une catégorisation identitaire hétérogène, « arabe », rassemblée autour de la religion musulmane.
  • Une année, le mari de Fatima est sollicité pour devenir Imam de la mosquée de son quartier. Berbérophone d’origine nommé Imam, un enjeu majeur devient pour lui d’être à la hauteur de la légitimité linguistique et culturelle qui lui est ainsi conférée.
  • Le père durcit la politique linguistique familiale, impose que l’arabe constitue désormais le vernaculaire langagier dominant, sinon unique. Il souhaite minimiser l’usage du chleuha au sein du foyer, comme si l’arabophonie des enfants devenait un garant de sa propre légitimité. Enfin, et alors que l’école et la réussite scolaire sont investies d’une très grande importance, il interdit explicitement le français des interactions familiales, qui doit demeurer hors de la sphère intime.
  • Farida se retrouve ainsi comme avant, dans le réseau réduit d’un foyer en retrait, spectatrice d’un monde extérieur auquel elle n’a pas accès. La France, les Français, le français langue de scolarisation de ses enfants, des devoirs qu’elle surveille étroitement mais qui se réalisent en autonomie, lui demeurent presque totalement inconnus.

De nouveau spectatrice en retrait du monde extérieur, Fatima reste allophone

F. - : presque 30 ans [que je suis en France] mais // à la maison / les enfants / ils parlaient que l'arabe // et je sortais pas en plus /// si on était resté avec les Français /// mais [le père] voulait pas // les enfants regardaient les dessins animés / et c'est tout / il leur disait / allez étudier
E. - : donc la langue française tu l'entendais pas / en fait ?
F. - : non /// quand on sortait on allait chez les Arabes /

Chleuha en contact avec l’arabe devenu dominant, l’école fortement investie, mais le français, pourtant en train de devenir une langue des enfants, est proscrite du foyer,
demeure la langue des Autres

  • La politique linguistique familiale instaurée par le père, proscrit le français de l’espace du dedans, instaure une frontière, sépare des territoires, « chaque langue est attribuée à un univers distinct, et interdite, au moins symboliquement, dans l’autre univers. » (Leconte, 1997 : 248). On a là une situation de clivage et de paradoxe. Le français est en même temps exclu et chargé d’importance en tant qu’instrument langagier de réussite scolaire. Pour les enfants, écoliers, collégiens, entre famille et école, cette injonction complexe peut produire une « double contrainte », charger la réussite d’enjeux de trahison (De Gaulejac 1996 : 88). Elle pose comme une limite à l’appropriation, interdit symboliquement d’investir le français au-delà d’une langue-objet, instrument, en tant que langue vecteur de socialisation, pouvant devenir co-identitaire.

Cette situation a-t-elle eu des impacts sur les enfants, sur leurs rapports construits au français et à l’école, leur possibilité de concilier les langues en plurilinguisme ?

  • Les discours de Farida montrent bien que les interactions langagières étaient en réalité beaucoup plus plurielles que selon les prescriptions formulées par le père. L’arabe domine entre parents et enfants, mais n’est pas l’unique vernaculaire : entre les enfants, de plus en plus d’alternances se produisent, des glissements de l’arabe au français. Farida observe la francophonie grandissante des enfants qui se construit sans elle. Les parcours de scolarisation progressent, les ainés ont pris le relai pour un suivi actif des devoirs, et finalement pour tout ce qui concerne le français, les communications vers le monde extérieur, l’administration, l’école… Elle-même est demeurée allophone dans la limite de frontières intérieures où ne se trouvent déjà plus tout à fait les enfants.
  • Son discours montre le continuum des pratiques, chleuha-arabe/ arabe-français, mais aussi le processus d’assimilation dans son évolutivité intergénérationnelle : le chleuha disparait sous le poids de l’arabe, de même pour les enfants, l’arabe, sous celui du français.

Chleuha-arabe-français, un continuum et une rupture

E. - : donc le cheulha / tu le parles qu'avec ton mari ?
F : cheulha / et après on revient à l'arabe // comme nos enfants / ils parlent l'arabe et de rien ils reviennent au français
E. - : oui c'est pareil
F. - : c'est pour ça / on parle pas cheulha //

Un changement de la langue à laquelle on « revient », l’arabe venu remplacer le chleuha des parents, et le français, « de rien… », devenu naturel pour les enfants

  • Farida semble s’être résolue à l’assimilation progressive du chleuha, sa langue maternelle,, comprend et accepte l’enjeu que représentait pour son mari l’arabophonie des enfants, qui la positionnait elle, en tant que leur mère, comme première garante de cette pratique exclusive, premier pilier de l’intérieur, elle, initialement non-arabophone.
  • De la fenêtre de son foyer, dans sa logique et sa contextualité, l’arabe devenait un rempart, une sphère de protection. Elle sait bien maintenant, comme tout cela a pu aussi être un piège, la laisser en retrait, lui fermer longtemps l’accès au français, « trente ans que je suis là ».
  • Le chleuha, encore dominant dans la première enfance des ainés, est resté important, contient une mémoire de la filiation, mais a presque disparu des pratiques, les plus jeunes ne l’ont pas reçu, n’en connaissent que des bribes. La langue n’est pas rejetée, mais minorée, « juste la langue du Bled », rendue mineure, ce que dit très bien la métaphore du « dessert » qu’emploie le fils à propos du chleuha, comme pour la consoler : un plaisir certes, mais pas obligatoire, « mama… l’arabe, c’est tout maintenant ». Mais justement pour ce fils, tous ses enfants devenus adultes et à leur tour parents, l’arabe n’est plus « tout », le français est devenu vernaculaire, domine dans les pratiques des petits-enfants, et si la formulation de Farida montre bien sa représentation du rapport de force inégalitaire, son discours montre aussi une acceptation.
  • On voit ici poindre un élément fondamental dans ce processus qui, plus de vingt ans après l’arrivée en France, a enfin déclenché la décision de Farida de s’inscrire en formation.

Chleuha symboliquement important mais devenu mineur : minoré

F. : -  chleuha c’est juste la langue du bled / c’est tout /

F. : -  [mon fils me dit]: mama / chleuha / c’est comme le dessert / ça te plaît ou ça te plaît pas // l'arabe c'est tout maintenant

… à la faveur de l’arabe, qui est « tout, maintenant »… mais plus pour les petits enfants

 F : - SI / ils le parlent // mais le français a battu l'arabe ///

Le français langue des Autres, devient une langue des siens

  • A la grande fierté des parents, les enfants réussissent à l’école, certains jusqu’à l’université, tous sont maintenant adultes, travaillent, ont des enfants, sont mariés selon des configurations diverses, un fils avec une Française, une fille avec un Turc.
  • Le départ des derniers enfants du foyer a laissé Farida plus isolée encore, mais aussi démunie, les relais langagiers ayant disparu, personne ne fait plus à sa place. Ces manques, et par conséquent ces besoins, sont le premier motif, déclenchent sa décision d’apprendre le français, de rompre à son tour l’interdiction linguistique. Son mari est d’accord. Entre temps, lui a pris sa retraite, est déchargé de ses fonctions religieuses. Il décide lui aussi d’apprendre.
  • Mais pour Farida, c’est surtout la relation avec ses petits-enfants, qu’elle garde souvent, les plus grands sont au début du primaire, qui a fait moteur. Devenir grand-mère a révélé le sens et les enjeux, pour elle, de déconstruire la frontière pour s’ouvrir à la langue. Il y a déjà une question de besoin, le français est devenu nécessaire, ses petits-enfants ne connaissent pas tous l’arabe. L’intercompréhension est parfois difficile mais s’opère. Elle exprime là un soulagement, de n’avoir pas été remise, avec ses petits-enfants, dans cette position de garante de l’arabe qui l’excluait aussi du français.
  • Avec ses petits-enfants, Farida entre enfin, ce qu’elle n’avait jamais pu faire avec ses enfants, dans un co-apprentissage, apprend en même temps qu’eux, à dire mais aussi à lire, à écrire. Un investissement affectif du français est en train de se tisser, elle accepte que cette langue soit devenue leur langue, à eux qui sont les siens, avec l’arabe, une langue co-identitaire.
  • Récemment, le couple a demandé la nationalité, à devenir comme les petits-enfants, Français.

Sans le relai langagier assumé par les enfants des besoins émergent, un motif d’apprendre, et au-delà, la relation filiale à continuer à construire, le sens et les enjeux de partager la langue

F : - je leur ai dit pourquoi vous compliquez // le français / parlez français à la maison /

F : - SI / j'essaie de leur apprendre / mais ils font des fautes // eux ils ont appris et moi j'ai appris rien / ben ils sont petits de rien ils enregistrent / mais tu essaies, [le père] il essaie aussi

[…] ce que nous recevons en héritage est constamment modifié par les aléas de notre vie, de nos exils, de nos désirs. (Hassoun, 2002 : 13)