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Mb

L’ENFANT, UN ÊTRE À FORMER

NOUVEAUX LIEUX, NOUVELLES INSTITUTIONS

DES RÉGENTS ET D’ANCIENS ÉLÈVES TÉMOIGNENT

BIBLIOTHÈQUE SONORE

25 ans, né au Sénégal

Fragments d’histoire de langues

Terrain 6 : « Migr’étudiants », entretien : 2012.
Corpus, analyses, construction du portrait : Aude Bretegnier
Corpus inédit présenté pour l’Habilitation à Diriger des Recherches
Aude Bretegnier (2016),, Imaginaires plurilingues en situations de pluralités linguistiques inégalitaires, Vingt ans « au cœur et aux marges » de la sociolinguistique, HDR soutenue le 09.11.2016, Le Mans Université.

  • Mb est né en 1987 en Casamance au Sénégal, à Tanaff, village situé dans la région de Sedhiou, proche de la frontière de Guinée-Bissau.
  • Après deux années universitaires à Dakar, il poursuit ses études en France, en Licence d’anglais, puis en Master Didactique des Langues, avec le projet de devenir professeur de français.
  • 5ème né de 9 frères et sœurs, ses parents ainsi que ses deux sœurs ainées n’ont pas été scolarisés, ses frères ainés, oui, jusqu’au certificat d’étude. Mb est le premier à franchir le cap du secondaire, ouvrant la voie à ses jeunes frères et sœurs, tous, à sa suite, scolarisés au-delà du primaire.
  • Langue maternelle déclarée : manjak
  • Langue de scolarisation: français
  • Autres langues connues, pratiquées : mandingue, mancagne, balante, diola, « un peu créole » (de la Guinée), français, wolof, anglais.
  • Né en 1987 en Casamance dans la région de Sedhiou, à Tanaff, village proche de la frontière de Guinée-Bissau, Mb est le cinquième d’une fratrie de neuf frères et sœurs, tou.te.s né(e)s au Sénégal, ce qui n’est pas le cas de leurs parents, originaires de Guinée-Bissau, « des migrants » tels qu’il les catégorise, « comme ici en France ».
  • Avant lui, ses parents, mais aussi ses deux sœurs aînées, n’ont jamais été scolarisés, ses frères ainés « jusqu’au certificat ». Il sera le premier à aller au collège, au lycée, puis à l’université.
  • La langue familiale, celle de ses deux parents – qu’il qualifie de « maternelle » tout en précisant qu’au Sénégal, elle s’identifie par l’ethnie paternelle, est le manjak, langue de filiation et d’inscription identitaire, mais aussi vernaculaire dominant des échanges familiaux, « encore maintenant ».
  •  « D’après les origines », le manjak est « une langue qui vient de la Guinée », mais dont le statut a été promu, en 2002, tandis que Mb était au Lycée, instituée « langue nationale » du Sénégal, codifiée, et même parfois enseignée.
  • Enfant, cette langue marquait Mb comme « étranger », et ses discours montrent comme la question est pour lui sensible, la profondeur des enjeux identitaires à l’œuvre dans ses ressentis de distinctions-stigmatisations, l’excluant comme Sénégalais, ce qui, encore aujourd’hui, « franchement [lui] fait mal ».

Une langue venue d’ailleurs devenue nationale, pas tout à fait comme les « grandes »… mais quand même

Mb : - d’après les origines c’est une langue qui vient de la Guinée/ mais actuellement […] le manjak fait partie maintenant des langues nationales du Sénégal quoi/ elle est codifiée ouais/ et là y’en a qui l’enseignent mais bon// c’est pas tellement encore euh/ comme les langues nationales euh/ les grandes quoi// le wolof ou diola/ sérère et tout/ mais quand même/ une langue nationale/

Au Sénégal, mes parents étaient des migrants

Mb : - c’était des migrants quoi/ comme ici/ en France // après/ mon père est venu vivre au Sénégal / et c’est là-bas où nous sommes nés et nous avons grandi/ et nous sommes Sénégalais/

Marqué comme différent, moqueries, rejet, discriminations

Mb : - même y’a / avant / les gens ils nous considéraient comme [rires] des étrangers quoi / ils nous disaient que / vous / vous êtes Manjak euh / vous n’êtes pas du Sénégal / vous êtes de la Guinée / et nous on dit / non / nous sommes nés au Sénégal on est des Sénégalais / […] euh parfois je me dis que / par exemple quand ils me disent ça / c’est pas méchamment quoi / par exemple quand on rigole ensemble / et ils peuvent nous lancer des mots comme ça mais // peut-être que eux / ils prennent ça au sérieux mais nous on se dit que bon / comme on est des Sénégalais / quand même on est né ici / on a grandi ici / mais moi / je n’aime pas quand on me dit que je ne suis pas Sénégalais quoi / franchement / je n’aime pas ça / ça me fait mal

La légitimité de la langue, sa légitimité identitaire en tant que Sénégalais

  • Comme il raconte son histoire d’enfance, le plurilinguisme devient sa stratégie, « parler toutes les langues » : mandingue, mancagne, balante, diola et « un peu » de créole de Guinée Bissau, apprises « dans la vie », au fil des interactions ordinaires des garçons de son âge, par exemple : en jouant au football...
  • A contrario de ces pratiques informelles d’appropriations langagières, le français, sa langue de scolarisation, est la première apprise de manière formelle, non plus « dans la rue », mais « dans les règles », qu’il appelle sa langue de référence (Dabène 1994), puisant à ce sujet dans le cours de sociolinguistique suivi l’année précédant l’entretien.
  • A son répertoire de langues africaines, s’ajoute aussi le wolof, premier véhiculaire au Sénégal, « grande » langue nationale, la plus représentative des langues sénégalaises, mais par rapport à laquelle Mb tient à rappeler que contrairement à ce que l’on croit souvent en France, « tout le monde [au Sénégal] ne parle pas wolof ».
  • Lui-même ne l’a appris que tardivement, l’année où, après son bac, il est allé vivre à Dakar pour entamer ses études supérieures.

Mandingue, mancagne, balante, diola, et « un peu créole »…

Mb : - [dans mon village] on ne parlait pas beaucoup manjak non / on parle plus mandingue / et autour il y a des autres euh langues euh / mancagne / balante / euh diola / mais la / l’ethnie la plus parlée c’est le mandingue // j’ai appris à parler mandingue depuis que je suis enfant / et / en même temps euh déjà ma langue maternelle je parlais ça / en famille on parlait que notre langue / maintenant / quand tu sors de chez toi tu dois euh / communiquer avec les autres euh / ils comprennent pas notre langue donc euh /

Le plurilinguisme vecteur d’intégration… comprendre et se faire comprendre… paraître moins étranger ?

Mb : - je les ai apprises euh / dans la vie quoi / comme / la plupart des autres jeunes / Africains // on apprend les langues par rapport au contexte […] je parle aussi un peu créole aussi quoi / parce que / on n’était pas loin de la frontière avec la Guinée aussi / donc j’ai pu parler créole parce qu’on allait au / on faisait des rencontres amicales de football entre les villages environnants la frontière / donc là on apprenait à parler créole/

Pratiques d’appropriation diversement formelles et informelles…

Mb : - le français / c’est la première langue que j’ai apprise euh/ comme on apprend des langues à l’école […] pas comme j’ai appris les autres langues dans la rue quoi / le français je l’ai appris dans les règles/

… et le wolof, plus tardivement

Mb : - c’est à Dakar/ pour mes études/ après mon bac/ que j’ai commencé à parler wolof/

  • C’est finalement surtout depuis qu’il est en France que Mb pratique le plus le wolof, qui est la langue première de son colocataire, lui aussi Sénégalais. Mais à propos de cette langue wolof, première langue nationale, le discours se fait ambivalent.
  • S’il reconnait la langue comme le véhiculaire majoritaire au Sénégal, le wolof lui apparait précisément tellement véhiculaire qu’elle est devenue « une langue de tout le monde », comme dissociée de son ethnie, en rupture de ses dimensions de filiation identitaire… au point que « même un étranger peut [la] pratiquer ».
  • A propos du discours de son colocataire, qui définit le wolof comme sa « langue maternelle » tandis que Mb sait que son père est Diola, il se montre sceptique, estime qu’il met en scène une identité comme falsifiée, occulte la substitution de la langue-filiation, non-transmise, indique une « perte », voire l’idée de trahison par rapport « aux origines ».
  • Ainsi, pour Mb, ce n’est pas parce que l’on parle une langue en premier que cette langue est sa langue maternelle… ou plutôt paternelle, qui définit sa filiation, l’inscrit d’un point de vue identitaire.
  • Selon sa lecture, ces Sénégalais qui ne parlent que wolof et français, « ont perdu quelque chose »….

L’ambivalence par rapport au wolof

Mb : - bon / nous Sénégalais / on se dit / il y en a qui disent que le wolof c’est pas une langue spécifique à une ethnie quoi / on se dit / bon c’est une langue de tout le monde / de tout le Sénégal / si tu veux t’approprier cette langue ok tu es libre // mais y’en a / qui se disent qu’ils sont des Wolofs / parce qu’ils sont nés dans une famille où on parle que wolof / et ils ont appris le wolof comme langue maternelle / donc ils comprennent que ça / à part le wolof ils comprennent rien / donc eux ils se disent ça / mais nous on se dit que ce ne sont pas des Wolofs / parce que le wolof c’est pas la langue pour une / une personne quoi / c’est une langue de tout le monde et pas une langue d’une ethnie vraiment ciblée quoi
ENQ : - d’accord
Mb : - par exemple moi ici / j’habite avec un Sénégalais aussi c’est un étudiant / lui il est né dans une famille où on parlait wolof / donc il dit que sa langue maternelle c’est le wolof / alors que son papa il est Diola / mais lui il comprend pas diola / la langue de son père il comprend pas ça / il comprend que la langue de sa maman / donc il se dit qu’il est Wolof quoi / mais comme [rire] / là je ne sais pas / est-ce que réellement / parce que / normalement / / est-ce que réellement /dans sa tête il va se dire qu’il est Wolof ? […] déjà il se dit que / mon papa il est Diola / donc normalement / nous / au Sénégal / on considère la langue maternelle comme la langue du papa […] on ne dit pas que / c’est pas parce que je comprends cette langue en premier que c’est ma langue maternelle /
ENQ : - c’est la langue de la filiation par rapport au père quoi
EPM-Mb-H : - oui voilà / et quand tu ne comprends pas ça tu // tu n’es pas / je dirais / je dirais / tu n’es pas vraiment / considéré comme quelqu’un qui aime la la / ses origines hein […] comme si tu étais un étranger quoi / parce que le wolof / même un étranger peut pratiquer le wolof […] mais si tu es Manjak comme moi / et que tu comprends que wolof et français / pff/ tu as perdu quelque chose quoi //

  • Les premiers contacts avec le français s’opèrent dans la dureté. Mb évoque l’école, le sous-encadrement, l’absence de matériel, les effectifs démultipliés, le ressenti de s’être « débrouillés tous seuls », à l’école et « surtout, après l’école », car personne à la maison n’avait le bagage langagier et scolaire qui aurait permis de l’aider dans son travail.
  • L’apprentissage était « exigeant », et mené à la baguette : Mb évoque des pratiques punitives, la punition à la langue selon la pratique humiliante du « symbole ».
  • Pourtant selon ce qu’il explique, dire que c’était « difficile », prendre la question « sous cet angle-là », c’est passer à côté de ce qui était surtout important : apprendre était avant tout « obligatoire », « obligé ». Au-delà de la peur de se faire « battre », Mb se souvient qu’il avait conscience d’avoir la « chance de pouvoir apprendre » . Il évoque aussi la fierté et le soutien inconditionnel de son père, mais aussi la pression, l’engagement implicite qui se joue dans sa scolarité, le pouvoir apprendre qui se commute en devoir réussir
  • Mb survit au primaire, est admis au collège. Cinquième né, il est le premier à franchir ce cap du « certificat », à la jonction de deux générations, ouvrira un passage à ses frères et sœurs plus jeunes qui, à sa suite, poursuivront tous leurs études secondaires. Il se décrit à ce sujet comme un « déclencheur ».

Le français, première langue apprise non pas « dans la rue », mais « dans les règles »…

Mb : - [...] mais moi / quand on allait à l’école / on n’avait pas eu quelqu’un qui nous aidait donc c’était dur / c’était dur quoi // c’est comme ça qu’on a appris à parler français par nous-mêmes / y’avait l’enseignant / mais bon on était très nombreux hein / et surtout / après école // on s’est débrouillés tous seuls / ouais / tous seuls //

Mb : - [...] et puis nous / au Sénégal / apprendre le français c’est un peu exigent / par exemple dans l’école primaire / on avait une espèce de / on appelle ça le symbole […] et / si tu as le symbole jusqu’au dernier moment / l’enseignant te frappe quoi / donc il fallait se débrouiller à parler le français même avec des fautes tu parles / moi c’est comme ça que nous avons appris à parler le français / mais c’est vrai que c’était dur /
ENQ : - mm / langue douloureuse quand même hein -?-
Mb : - hein ? ouais mais c’est / mais nous on ne peut pas considérer le français comme ça / parce que / on disait le français par exemple / nous / chez nous / tu peux pas / le voir sous cet angle-là quoi que c’est compliqué / parce que c’est obligé / tu es obligé de parler ça donc il fallait / il fallait balayer toutes les idées que c’est une langue complexe / même si c’est complexe ouais / mais // on n’avait pas le choix quoi / c’était obligatoire / il faut apprendre /

Mb : - mon père il m’encourageait quoi / il me disait qu’il ne faut pas [rire] suivre tes frères / […] / il faut continuer ses études euh / vraiment je veux que tu y arrives très / très loin quoi /

Mb : - et c’est vrai qu’après mes petits frères et ma petite soeur / ils sont allés tous plus loin que la sixième // mon papa / chaque fois il disait que / prenez exemple sur Mb / faites comme lui / |…] c’est comme si j’étais le déclencheur euh

  • Etre collégien, puis lycéen, confère à Mb un nouveau statut, accroit encore sa pression de réussite, lui donne à travailler « toujours plus », approfondir ses compétences, mais aussi modifie son rapport au français, devient pour Mb le vecteur d’échanges plus informels entre jeunes, une langue qui, au-delà de la langue-norme, du système théorique enseigné à l’école, s’investit aussi comme langue vivante, variante.
  • C’est aussi à cette époque, se souvient Mb, qu’il s’est mis à « dévaloriser les autres langues », surtout celles, balante, mandingue, dominantes dans les lieux de vie de sa famille, associées au rejet, au souvenir d’être « vus comme des étrangers », jusqu’à faire ce choix linguistique de les exclure de ses pratiques ,de ne plus parler que manjak et français.
  • Comme si l’appropriation renforcée du français, langue initialement étrangère devenue seconde, progressivement investie comme langue co-identitaire, conférait à Mb une assise sociolinguistique lui permettant de décomposer-recomposer le rapport de force inégalitaire, de mépriser au point d’exclure les langues d’exclusion pour réaffirmer la légitimité de sa langue manjac sans plus risquer de paraitre étranger…, de se produire bilingue, entre manjak et français, pleinement Sénégalais.

Le français, entre pression et investissement…

ENQ : - et apprendre le français est-ce que ça vous a donné un autre regard sur le manjak ou les autres langues euh ?
Mb : - ouais / ça m’a donné un autre regard bien sûr / parce que / euh j’ai un peu dévalorisé les autres langues quoi
ENQ : - quand ça ? vous vous souvenez quand ça a commencé ?
Mb : - ça a commencé quand j’ai eu mon entrée en sixième / quand je suis allé / ma première année au collège / dans le village // je m’étais dit que la seule langue qui puisse compter pour moi dans le futur / c’est le français quoi […] // et même y’a des langues / par exemple / le balante / je ne parlais plus le balante / finalement j’ai oublié beaucoup de choses quoi / parce que je me suis dit que c’est peut-être des langues euh qui ne m’amèneront pas / qui n’ont aucun intérêt / pour moi / […]// et depuis lors j’ai parlé ça / seulement / […] par exemple / si je parle avec mes amis / mes amis balantes / ou des autres de langue mancagne ou mandingue / […] je parlais que ma langue / manjak / et rarement les autres langues / mais seulement le français avec eux/
ENQ : - c’est-à-dire euh le balante / comme le mandingue / c’est les langues euh
Mb : - c’est les deux langues qui dominaient un peu dans ma zone
ENQ : - oui donc c’est un peu les langues qui / qui vous désignaient un peu comme les étrangers quand vous étiez petit non ?
Mb : - ouais c’est ça [rire] c’est des jaloux /
ENQ : comme une sorte de revanche pour vous ?
Mb : - ouais [rire] on peut le dire comme ça /

Pluralités linguistiques diversement inégalitaires…

Hiérarchisations renversées, inégalités recomposées

  • A propos du wolof, le statut officiel n’est pas celui qui prime pour « valuer » la langue : grande langue nationale, mais qui lui apparait se vider de son sens d’inscription identitaire, voire être vecteur de perte identitaire.
  • En contraste, une légitimation forte du manjak, langue de filiation paternelle mais aussi langue vivante, en usage vernaculaire au sein de la famille et entre locuteurs
  •  La reconnaissance du manjac, langue venue d’ailleurs devenue nationale, apparait surtout signifiante pour Mb en ce qu’elle renforce sa légitimité en tant que Sénégalais.
  •  Les rapports au manjak sont aussi à lire « à l’ombre de la langue légitime » (Boudreau, 2016), des rapports construits au français, associé à une pression normative qui génère de l’IL, mais dont l’appropriation permet aussi de renverser le rapport de force inégalitaire, de s’affirmer bilingue, entre manjak et français.

Conflictualité dans les rapports construits aux langues, peut être un frein, mais aussi un moteur de réflexivité, de repositionnements, de créativité…

Histoire de langues publiée dans :
BRETEGNIER A. & TENDING M.-L., 2020 : « Explorer les imaginaires plurilingues pour interroger le sens et les enjeux situés de problématiques de minorisation sociolinguistique ». Dans : K. Gauvin et II. Violette (dir.), Minorisation linguistique et inégalités sociales. Rapports complexes aux langues dans l’espace francophone, Coll. « Sprache, Identität, Kultur », Bern, Peter Lang, pp. 147-163.

Plan de l’exposition →
Imaginaires plurilingues entre familles et écoles : expériences, parcours, démarches didactiques

25 ans, né au Sénégal

Fragments d’histoire de langues

Terrain 6 : « Migr’étudiants », entretien : 2012.
Corpus, analyses, construction du portrait : Aude Bretegnier
Corpus inédit présenté pour l’Habilitation à Diriger des Recherches
Aude Bretegnier (2016),, Imaginaires plurilingues en situations de pluralités linguistiques inégalitaires, Vingt ans « au cœur et aux marges » de la sociolinguistique, HDR soutenue le 09.11.2016, Le Mans Université.

  • Mb est né en 1987 en Casamance au Sénégal, à Tanaff, village situé dans la région de Sedhiou, proche de la frontière de Guinée-Bissau.
  • Après deux années universitaires à Dakar, il poursuit ses études en France, en Licence d’anglais, puis en Master Didactique des Langues, avec le projet de devenir professeur de français.
  • 5ème né de 9 frères et sœurs, ses parents ainsi que ses deux sœurs ainées n’ont pas été scolarisés, ses frères ainés, oui, jusqu’au certificat d’étude. Mb est le premier à franchir le cap du secondaire, ouvrant la voie à ses jeunes frères et sœurs, tous, à sa suite, scolarisés au-delà du primaire.
  • Langue maternelle déclarée : manjak
  • Langue de scolarisation: français
  • Autres langues connues, pratiquées : mandingue, mancagne, balante, diola, « un peu créole » (de la Guinée), français, wolof, anglais.
  • Né en 1987 en Casamance dans la région de Sedhiou, à Tanaff, village proche de la frontière de Guinée-Bissau, Mb est le cinquième d’une fratrie de neuf frères et sœurs, tou.te.s né(e)s au Sénégal, ce qui n’est pas le cas de leurs parents, originaires de Guinée-Bissau, « des migrants » tels qu’il les catégorise, « comme ici en France ».
  • Avant lui, ses parents, mais aussi ses deux sœurs aînées, n’ont jamais été scolarisés, ses frères ainés « jusqu’au certificat ». Il sera le premier à aller au collège, au lycée, puis à l’université.
  • La langue familiale, celle de ses deux parents – qu’il qualifie de « maternelle » tout en précisant qu’au Sénégal, elle s’identifie par l’ethnie paternelle, est le manjak, langue de filiation et d’inscription identitaire, mais aussi vernaculaire dominant des échanges familiaux, « encore maintenant ».
  •  « D’après les origines », le manjak est « une langue qui vient de la Guinée », mais dont le statut a été promu, en 2002, tandis que Mb était au Lycée, instituée « langue nationale » du Sénégal, codifiée, et même parfois enseignée.
  • Enfant, cette langue marquait Mb comme « étranger », et ses discours montrent comme la question est pour lui sensible, la profondeur des enjeux identitaires à l’œuvre dans ses ressentis de distinctions-stigmatisations, l’excluant comme Sénégalais, ce qui, encore aujourd’hui, « franchement [lui] fait mal ».

Une langue venue d’ailleurs devenue nationale, pas tout à fait comme les « grandes »… mais quand même

Mb : - d’après les origines c’est une langue qui vient de la Guinée/ mais actuellement […] le manjak fait partie maintenant des langues nationales du Sénégal quoi/ elle est codifiée ouais/ et là y’en a qui l’enseignent mais bon// c’est pas tellement encore euh/ comme les langues nationales euh/ les grandes quoi// le wolof ou diola/ sérère et tout/ mais quand même/ une langue nationale/

Au Sénégal, mes parents étaient des migrants

Mb : - c’était des migrants quoi/ comme ici/ en France // après/ mon père est venu vivre au Sénégal / et c’est là-bas où nous sommes nés et nous avons grandi/ et nous sommes Sénégalais/

Marqué comme différent, moqueries, rejet, discriminations

Mb : - même y’a / avant / les gens ils nous considéraient comme [rires] des étrangers quoi / ils nous disaient que / vous / vous êtes Manjak euh / vous n’êtes pas du Sénégal / vous êtes de la Guinée / et nous on dit / non / nous sommes nés au Sénégal on est des Sénégalais / […] euh parfois je me dis que / par exemple quand ils me disent ça / c’est pas méchamment quoi / par exemple quand on rigole ensemble / et ils peuvent nous lancer des mots comme ça mais // peut-être que eux / ils prennent ça au sérieux mais nous on se dit que bon / comme on est des Sénégalais / quand même on est né ici / on a grandi ici / mais moi / je n’aime pas quand on me dit que je ne suis pas Sénégalais quoi / franchement / je n’aime pas ça / ça me fait mal

La légitimité de la langue, sa légitimité identitaire en tant que Sénégalais

  • Comme il raconte son histoire d’enfance, le plurilinguisme devient sa stratégie, « parler toutes les langues » : mandingue, mancagne, balante, diola et « un peu » de créole de Guinée Bissau, apprises « dans la vie », au fil des interactions ordinaires des garçons de son âge, par exemple : en jouant au football...
  • A contrario de ces pratiques informelles d’appropriations langagières, le français, sa langue de scolarisation, est la première apprise de manière formelle, non plus « dans la rue », mais « dans les règles », qu’il appelle sa langue de référence (Dabène 1994), puisant à ce sujet dans le cours de sociolinguistique suivi l’année précédant l’entretien.
  • A son répertoire de langues africaines, s’ajoute aussi le wolof, premier véhiculaire au Sénégal, « grande » langue nationale, la plus représentative des langues sénégalaises, mais par rapport à laquelle Mb tient à rappeler que contrairement à ce que l’on croit souvent en France, « tout le monde [au Sénégal] ne parle pas wolof ».
  • Lui-même ne l’a appris que tardivement, l’année où, après son bac, il est allé vivre à Dakar pour entamer ses études supérieures.

Mandingue, mancagne, balante, diola, et « un peu créole »…

Mb : - [dans mon village] on ne parlait pas beaucoup manjak non / on parle plus mandingue / et autour il y a des autres euh langues euh / mancagne / balante / euh diola / mais la / l’ethnie la plus parlée c’est le mandingue // j’ai appris à parler mandingue depuis que je suis enfant / et / en même temps euh déjà ma langue maternelle je parlais ça / en famille on parlait que notre langue / maintenant / quand tu sors de chez toi tu dois euh / communiquer avec les autres euh / ils comprennent pas notre langue donc euh /

Le plurilinguisme vecteur d’intégration… comprendre et se faire comprendre… paraître moins étranger ?

Mb : - je les ai apprises euh / dans la vie quoi / comme / la plupart des autres jeunes / Africains // on apprend les langues par rapport au contexte […] je parle aussi un peu créole aussi quoi / parce que / on n’était pas loin de la frontière avec la Guinée aussi / donc j’ai pu parler créole parce qu’on allait au / on faisait des rencontres amicales de football entre les villages environnants la frontière / donc là on apprenait à parler créole/

Pratiques d’appropriation diversement formelles et informelles…

Mb : - le français / c’est la première langue que j’ai apprise euh/ comme on apprend des langues à l’école […] pas comme j’ai appris les autres langues dans la rue quoi / le français je l’ai appris dans les règles/

… et le wolof, plus tardivement

Mb : - c’est à Dakar/ pour mes études/ après mon bac/ que j’ai commencé à parler wolof/

  • C’est finalement surtout depuis qu’il est en France que Mb pratique le plus le wolof, qui est la langue première de son colocataire, lui aussi Sénégalais. Mais à propos de cette langue wolof, première langue nationale, le discours se fait ambivalent.
  • S’il reconnait la langue comme le véhiculaire majoritaire au Sénégal, le wolof lui apparait précisément tellement véhiculaire qu’elle est devenue « une langue de tout le monde », comme dissociée de son ethnie, en rupture de ses dimensions de filiation identitaire… au point que « même un étranger peut [la] pratiquer ».
  • A propos du discours de son colocataire, qui définit le wolof comme sa « langue maternelle » tandis que Mb sait que son père est Diola, il se montre sceptique, estime qu’il met en scène une identité comme falsifiée, occulte la substitution de la langue-filiation, non-transmise, indique une « perte », voire l’idée de trahison par rapport « aux origines ».
  • Ainsi, pour Mb, ce n’est pas parce que l’on parle une langue en premier que cette langue est sa langue maternelle… ou plutôt paternelle, qui définit sa filiation, l’inscrit d’un point de vue identitaire.
  • Selon sa lecture, ces Sénégalais qui ne parlent que wolof et français, « ont perdu quelque chose »….

L’ambivalence par rapport au wolof

Mb : - bon / nous Sénégalais / on se dit / il y en a qui disent que le wolof c’est pas une langue spécifique à une ethnie quoi / on se dit / bon c’est une langue de tout le monde / de tout le Sénégal / si tu veux t’approprier cette langue ok tu es libre // mais y’en a / qui se disent qu’ils sont des Wolofs / parce qu’ils sont nés dans une famille où on parle que wolof / et ils ont appris le wolof comme langue maternelle / donc ils comprennent que ça / à part le wolof ils comprennent rien / donc eux ils se disent ça / mais nous on se dit que ce ne sont pas des Wolofs / parce que le wolof c’est pas la langue pour une / une personne quoi / c’est une langue de tout le monde et pas une langue d’une ethnie vraiment ciblée quoi
ENQ : - d’accord
Mb : - par exemple moi ici / j’habite avec un Sénégalais aussi c’est un étudiant / lui il est né dans une famille où on parlait wolof / donc il dit que sa langue maternelle c’est le wolof / alors que son papa il est Diola / mais lui il comprend pas diola / la langue de son père il comprend pas ça / il comprend que la langue de sa maman / donc il se dit qu’il est Wolof quoi / mais comme [rire] / là je ne sais pas / est-ce que réellement / parce que / normalement / / est-ce que réellement /dans sa tête il va se dire qu’il est Wolof ? […] déjà il se dit que / mon papa il est Diola / donc normalement / nous / au Sénégal / on considère la langue maternelle comme la langue du papa […] on ne dit pas que / c’est pas parce que je comprends cette langue en premier que c’est ma langue maternelle /
ENQ : - c’est la langue de la filiation par rapport au père quoi
EPM-Mb-H : - oui voilà / et quand tu ne comprends pas ça tu // tu n’es pas / je dirais / je dirais / tu n’es pas vraiment / considéré comme quelqu’un qui aime la la / ses origines hein […] comme si tu étais un étranger quoi / parce que le wolof / même un étranger peut pratiquer le wolof […] mais si tu es Manjak comme moi / et que tu comprends que wolof et français / pff/ tu as perdu quelque chose quoi //

  • Les premiers contacts avec le français s’opèrent dans la dureté. Mb évoque l’école, le sous-encadrement, l’absence de matériel, les effectifs démultipliés, le ressenti de s’être « débrouillés tous seuls », à l’école et « surtout, après l’école », car personne à la maison n’avait le bagage langagier et scolaire qui aurait permis de l’aider dans son travail.
  • L’apprentissage était « exigeant », et mené à la baguette : Mb évoque des pratiques punitives, la punition à la langue selon la pratique humiliante du « symbole ».
  • Pourtant selon ce qu’il explique, dire que c’était « difficile », prendre la question « sous cet angle-là », c’est passer à côté de ce qui était surtout important : apprendre était avant tout « obligatoire », « obligé ». Au-delà de la peur de se faire « battre », Mb se souvient qu’il avait conscience d’avoir la « chance de pouvoir apprendre » . Il évoque aussi la fierté et le soutien inconditionnel de son père, mais aussi la pression, l’engagement implicite qui se joue dans sa scolarité, le pouvoir apprendre qui se commute en devoir réussir
  • Mb survit au primaire, est admis au collège. Cinquième né, il est le premier à franchir ce cap du « certificat », à la jonction de deux générations, ouvrira un passage à ses frères et sœurs plus jeunes qui, à sa suite, poursuivront tous leurs études secondaires. Il se décrit à ce sujet comme un « déclencheur ».

Le français, première langue apprise non pas « dans la rue », mais « dans les règles »…

Mb : - [...] mais moi / quand on allait à l’école / on n’avait pas eu quelqu’un qui nous aidait donc c’était dur / c’était dur quoi // c’est comme ça qu’on a appris à parler français par nous-mêmes / y’avait l’enseignant / mais bon on était très nombreux hein / et surtout / après école // on s’est débrouillés tous seuls / ouais / tous seuls //

Mb : - [...] et puis nous / au Sénégal / apprendre le français c’est un peu exigent / par exemple dans l’école primaire / on avait une espèce de / on appelle ça le symbole […] et / si tu as le symbole jusqu’au dernier moment / l’enseignant te frappe quoi / donc il fallait se débrouiller à parler le français même avec des fautes tu parles / moi c’est comme ça que nous avons appris à parler le français / mais c’est vrai que c’était dur /
ENQ : - mm / langue douloureuse quand même hein -?-
Mb : - hein ? ouais mais c’est / mais nous on ne peut pas considérer le français comme ça / parce que / on disait le français par exemple / nous / chez nous / tu peux pas / le voir sous cet angle-là quoi que c’est compliqué / parce que c’est obligé / tu es obligé de parler ça donc il fallait / il fallait balayer toutes les idées que c’est une langue complexe / même si c’est complexe ouais / mais // on n’avait pas le choix quoi / c’était obligatoire / il faut apprendre /

Mb : - mon père il m’encourageait quoi / il me disait qu’il ne faut pas [rire] suivre tes frères / […] / il faut continuer ses études euh / vraiment je veux que tu y arrives très / très loin quoi /

Mb : - et c’est vrai qu’après mes petits frères et ma petite soeur / ils sont allés tous plus loin que la sixième // mon papa / chaque fois il disait que / prenez exemple sur Mb / faites comme lui / |…] c’est comme si j’étais le déclencheur euh

  • Etre collégien, puis lycéen, confère à Mb un nouveau statut, accroit encore sa pression de réussite, lui donne à travailler « toujours plus », approfondir ses compétences, mais aussi modifie son rapport au français, devient pour Mb le vecteur d’échanges plus informels entre jeunes, une langue qui, au-delà de la langue-norme, du système théorique enseigné à l’école, s’investit aussi comme langue vivante, variante.
  • C’est aussi à cette époque, se souvient Mb, qu’il s’est mis à « dévaloriser les autres langues », surtout celles, balante, mandingue, dominantes dans les lieux de vie de sa famille, associées au rejet, au souvenir d’être « vus comme des étrangers », jusqu’à faire ce choix linguistique de les exclure de ses pratiques ,de ne plus parler que manjak et français.
  • Comme si l’appropriation renforcée du français, langue initialement étrangère devenue seconde, progressivement investie comme langue co-identitaire, conférait à Mb une assise sociolinguistique lui permettant de décomposer-recomposer le rapport de force inégalitaire, de mépriser au point d’exclure les langues d’exclusion pour réaffirmer la légitimité de sa langue manjac sans plus risquer de paraitre étranger…, de se produire bilingue, entre manjak et français, pleinement Sénégalais.

Le français, entre pression et investissement…

ENQ : - et apprendre le français est-ce que ça vous a donné un autre regard sur le manjak ou les autres langues euh ?
Mb : - ouais / ça m’a donné un autre regard bien sûr / parce que / euh j’ai un peu dévalorisé les autres langues quoi
ENQ : - quand ça ? vous vous souvenez quand ça a commencé ?
Mb : - ça a commencé quand j’ai eu mon entrée en sixième / quand je suis allé / ma première année au collège / dans le village // je m’étais dit que la seule langue qui puisse compter pour moi dans le futur / c’est le français quoi […] // et même y’a des langues / par exemple / le balante / je ne parlais plus le balante / finalement j’ai oublié beaucoup de choses quoi / parce que je me suis dit que c’est peut-être des langues euh qui ne m’amèneront pas / qui n’ont aucun intérêt / pour moi / […]// et depuis lors j’ai parlé ça / seulement / […] par exemple / si je parle avec mes amis / mes amis balantes / ou des autres de langue mancagne ou mandingue / […] je parlais que ma langue / manjak / et rarement les autres langues / mais seulement le français avec eux/
ENQ : - c’est-à-dire euh le balante / comme le mandingue / c’est les langues euh
Mb : - c’est les deux langues qui dominaient un peu dans ma zone
ENQ : - oui donc c’est un peu les langues qui / qui vous désignaient un peu comme les étrangers quand vous étiez petit non ?
Mb : - ouais c’est ça [rire] c’est des jaloux /
ENQ : comme une sorte de revanche pour vous ?
Mb : - ouais [rire] on peut le dire comme ça /

Pluralités linguistiques diversement inégalitaires…

Hiérarchisations renversées, inégalités recomposées

  • A propos du wolof, le statut officiel n’est pas celui qui prime pour « valuer » la langue : grande langue nationale, mais qui lui apparait se vider de son sens d’inscription identitaire, voire être vecteur de perte identitaire.
  • En contraste, une légitimation forte du manjak, langue de filiation paternelle mais aussi langue vivante, en usage vernaculaire au sein de la famille et entre locuteurs
  •  La reconnaissance du manjac, langue venue d’ailleurs devenue nationale, apparait surtout signifiante pour Mb en ce qu’elle renforce sa légitimité en tant que Sénégalais.
  •  Les rapports au manjak sont aussi à lire « à l’ombre de la langue légitime » (Boudreau, 2016), des rapports construits au français, associé à une pression normative qui génère de l’IL, mais dont l’appropriation permet aussi de renverser le rapport de force inégalitaire, de s’affirmer bilingue, entre manjak et français.

Conflictualité dans les rapports construits aux langues, peut être un frein, mais aussi un moteur de réflexivité, de repositionnements, de créativité…

Histoire de langues publiée dans :
BRETEGNIER A. & TENDING M.-L., 2020 : « Explorer les imaginaires plurilingues pour interroger le sens et les enjeux situés de problématiques de minorisation sociolinguistique ». Dans : K. Gauvin et II. Violette (dir.), Minorisation linguistique et inégalités sociales. Rapports complexes aux langues dans l’espace francophone, Coll. « Sprache, Identität, Kultur », Bern, Peter Lang, pp. 147-163.

25 ans, né au Sénégal

Fragments d’histoire de langues

Terrain 6 : « Migr’étudiants », entretien : 2012.
Corpus, analyses, construction du portrait : Aude Bretegnier
Corpus inédit présenté pour l’Habilitation à Diriger des Recherches
Aude Bretegnier (2016),, Imaginaires plurilingues en situations de pluralités linguistiques inégalitaires, Vingt ans « au cœur et aux marges » de la sociolinguistique, HDR soutenue le 09.11.2016, Le Mans Université.

  • Mb est né en 1987 en Casamance au Sénégal, à Tanaff, village situé dans la région de Sedhiou, proche de la frontière de Guinée-Bissau.
  • Après deux années universitaires à Dakar, il poursuit ses études en France, en Licence d’anglais, puis en Master Didactique des Langues, avec le projet de devenir professeur de français.
  • 5ème né de 9 frères et sœurs, ses parents ainsi que ses deux sœurs ainées n’ont pas été scolarisés, ses frères ainés, oui, jusqu’au certificat d’étude. Mb est le premier à franchir le cap du secondaire, ouvrant la voie à ses jeunes frères et sœurs, tous, à sa suite, scolarisés au-delà du primaire.
  • Langue maternelle déclarée : manjak
  • Langue de scolarisation: français
  • Autres langues connues, pratiquées : mandingue, mancagne, balante, diola, « un peu créole » (de la Guinée), français, wolof, anglais.
  • Né en 1987 en Casamance dans la région de Sedhiou, à Tanaff, village proche de la frontière de Guinée-Bissau, Mb est le cinquième d’une fratrie de neuf frères et sœurs, tou.te.s né(e)s au Sénégal, ce qui n’est pas le cas de leurs parents, originaires de Guinée-Bissau, « des migrants » tels qu’il les catégorise, « comme ici en France ».
  • Avant lui, ses parents, mais aussi ses deux sœurs aînées, n’ont jamais été scolarisés, ses frères ainés « jusqu’au certificat ». Il sera le premier à aller au collège, au lycée, puis à l’université.
  • La langue familiale, celle de ses deux parents – qu’il qualifie de « maternelle » tout en précisant qu’au Sénégal, elle s’identifie par l’ethnie paternelle, est le manjak, langue de filiation et d’inscription identitaire, mais aussi vernaculaire dominant des échanges familiaux, « encore maintenant ».
  •  « D’après les origines », le manjak est « une langue qui vient de la Guinée », mais dont le statut a été promu, en 2002, tandis que Mb était au Lycée, instituée « langue nationale » du Sénégal, codifiée, et même parfois enseignée.
  • Enfant, cette langue marquait Mb comme « étranger », et ses discours montrent comme la question est pour lui sensible, la profondeur des enjeux identitaires à l’œuvre dans ses ressentis de distinctions-stigmatisations, l’excluant comme Sénégalais, ce qui, encore aujourd’hui, « franchement [lui] fait mal ».

Une langue venue d’ailleurs devenue nationale, pas tout à fait comme les « grandes »… mais quand même

Mb : - d’après les origines c’est une langue qui vient de la Guinée/ mais actuellement […] le manjak fait partie maintenant des langues nationales du Sénégal quoi/ elle est codifiée ouais/ et là y’en a qui l’enseignent mais bon// c’est pas tellement encore euh/ comme les langues nationales euh/ les grandes quoi// le wolof ou diola/ sérère et tout/ mais quand même/ une langue nationale/

Au Sénégal, mes parents étaient des migrants

Mb : - c’était des migrants quoi/ comme ici/ en France // après/ mon père est venu vivre au Sénégal / et c’est là-bas où nous sommes nés et nous avons grandi/ et nous sommes Sénégalais/

Marqué comme différent, moqueries, rejet, discriminations

Mb : - même y’a / avant / les gens ils nous considéraient comme [rires] des étrangers quoi / ils nous disaient que / vous / vous êtes Manjak euh / vous n’êtes pas du Sénégal / vous êtes de la Guinée / et nous on dit / non / nous sommes nés au Sénégal on est des Sénégalais / […] euh parfois je me dis que / par exemple quand ils me disent ça / c’est pas méchamment quoi / par exemple quand on rigole ensemble / et ils peuvent nous lancer des mots comme ça mais // peut-être que eux / ils prennent ça au sérieux mais nous on se dit que bon / comme on est des Sénégalais / quand même on est né ici / on a grandi ici / mais moi / je n’aime pas quand on me dit que je ne suis pas Sénégalais quoi / franchement / je n’aime pas ça / ça me fait mal

La légitimité de la langue, sa légitimité identitaire en tant que Sénégalais

  • Comme il raconte son histoire d’enfance, le plurilinguisme devient sa stratégie, « parler toutes les langues » : mandingue, mancagne, balante, diola et « un peu » de créole de Guinée Bissau, apprises « dans la vie », au fil des interactions ordinaires des garçons de son âge, par exemple : en jouant au football...
  • A contrario de ces pratiques informelles d’appropriations langagières, le français, sa langue de scolarisation, est la première apprise de manière formelle, non plus « dans la rue », mais « dans les règles », qu’il appelle sa langue de référence (Dabène 1994), puisant à ce sujet dans le cours de sociolinguistique suivi l’année précédant l’entretien.
  • A son répertoire de langues africaines, s’ajoute aussi le wolof, premier véhiculaire au Sénégal, « grande » langue nationale, la plus représentative des langues sénégalaises, mais par rapport à laquelle Mb tient à rappeler que contrairement à ce que l’on croit souvent en France, « tout le monde [au Sénégal] ne parle pas wolof ».
  • Lui-même ne l’a appris que tardivement, l’année où, après son bac, il est allé vivre à Dakar pour entamer ses études supérieures.

Mandingue, mancagne, balante, diola, et « un peu créole »…

Mb : - [dans mon village] on ne parlait pas beaucoup manjak non / on parle plus mandingue / et autour il y a des autres euh langues euh / mancagne / balante / euh diola / mais la / l’ethnie la plus parlée c’est le mandingue // j’ai appris à parler mandingue depuis que je suis enfant / et / en même temps euh déjà ma langue maternelle je parlais ça / en famille on parlait que notre langue / maintenant / quand tu sors de chez toi tu dois euh / communiquer avec les autres euh / ils comprennent pas notre langue donc euh /

Le plurilinguisme vecteur d’intégration… comprendre et se faire comprendre… paraître moins étranger ?

Mb : - je les ai apprises euh / dans la vie quoi / comme / la plupart des autres jeunes / Africains // on apprend les langues par rapport au contexte […] je parle aussi un peu créole aussi quoi / parce que / on n’était pas loin de la frontière avec la Guinée aussi / donc j’ai pu parler créole parce qu’on allait au / on faisait des rencontres amicales de football entre les villages environnants la frontière / donc là on apprenait à parler créole/

Pratiques d’appropriation diversement formelles et informelles…

Mb : - le français / c’est la première langue que j’ai apprise euh/ comme on apprend des langues à l’école […] pas comme j’ai appris les autres langues dans la rue quoi / le français je l’ai appris dans les règles/

… et le wolof, plus tardivement

Mb : - c’est à Dakar/ pour mes études/ après mon bac/ que j’ai commencé à parler wolof/

  • C’est finalement surtout depuis qu’il est en France que Mb pratique le plus le wolof, qui est la langue première de son colocataire, lui aussi Sénégalais. Mais à propos de cette langue wolof, première langue nationale, le discours se fait ambivalent.
  • S’il reconnait la langue comme le véhiculaire majoritaire au Sénégal, le wolof lui apparait précisément tellement véhiculaire qu’elle est devenue « une langue de tout le monde », comme dissociée de son ethnie, en rupture de ses dimensions de filiation identitaire… au point que « même un étranger peut [la] pratiquer ».
  • A propos du discours de son colocataire, qui définit le wolof comme sa « langue maternelle » tandis que Mb sait que son père est Diola, il se montre sceptique, estime qu’il met en scène une identité comme falsifiée, occulte la substitution de la langue-filiation, non-transmise, indique une « perte », voire l’idée de trahison par rapport « aux origines ».
  • Ainsi, pour Mb, ce n’est pas parce que l’on parle une langue en premier que cette langue est sa langue maternelle… ou plutôt paternelle, qui définit sa filiation, l’inscrit d’un point de vue identitaire.
  • Selon sa lecture, ces Sénégalais qui ne parlent que wolof et français, « ont perdu quelque chose »….

L’ambivalence par rapport au wolof

Mb : - bon / nous Sénégalais / on se dit / il y en a qui disent que le wolof c’est pas une langue spécifique à une ethnie quoi / on se dit / bon c’est une langue de tout le monde / de tout le Sénégal / si tu veux t’approprier cette langue ok tu es libre // mais y’en a / qui se disent qu’ils sont des Wolofs / parce qu’ils sont nés dans une famille où on parle que wolof / et ils ont appris le wolof comme langue maternelle / donc ils comprennent que ça / à part le wolof ils comprennent rien / donc eux ils se disent ça / mais nous on se dit que ce ne sont pas des Wolofs / parce que le wolof c’est pas la langue pour une / une personne quoi / c’est une langue de tout le monde et pas une langue d’une ethnie vraiment ciblée quoi
ENQ : - d’accord
Mb : - par exemple moi ici / j’habite avec un Sénégalais aussi c’est un étudiant / lui il est né dans une famille où on parlait wolof / donc il dit que sa langue maternelle c’est le wolof / alors que son papa il est Diola / mais lui il comprend pas diola / la langue de son père il comprend pas ça / il comprend que la langue de sa maman / donc il se dit qu’il est Wolof quoi / mais comme [rire] / là je ne sais pas / est-ce que réellement / parce que / normalement / / est-ce que réellement /dans sa tête il va se dire qu’il est Wolof ? […] déjà il se dit que / mon papa il est Diola / donc normalement / nous / au Sénégal / on considère la langue maternelle comme la langue du papa […] on ne dit pas que / c’est pas parce que je comprends cette langue en premier que c’est ma langue maternelle /
ENQ : - c’est la langue de la filiation par rapport au père quoi
EPM-Mb-H : - oui voilà / et quand tu ne comprends pas ça tu // tu n’es pas / je dirais / je dirais / tu n’es pas vraiment / considéré comme quelqu’un qui aime la la / ses origines hein […] comme si tu étais un étranger quoi / parce que le wolof / même un étranger peut pratiquer le wolof […] mais si tu es Manjak comme moi / et que tu comprends que wolof et français / pff/ tu as perdu quelque chose quoi //

  • Les premiers contacts avec le français s’opèrent dans la dureté. Mb évoque l’école, le sous-encadrement, l’absence de matériel, les effectifs démultipliés, le ressenti de s’être « débrouillés tous seuls », à l’école et « surtout, après l’école », car personne à la maison n’avait le bagage langagier et scolaire qui aurait permis de l’aider dans son travail.
  • L’apprentissage était « exigeant », et mené à la baguette : Mb évoque des pratiques punitives, la punition à la langue selon la pratique humiliante du « symbole ».
  • Pourtant selon ce qu’il explique, dire que c’était « difficile », prendre la question « sous cet angle-là », c’est passer à côté de ce qui était surtout important : apprendre était avant tout « obligatoire », « obligé ». Au-delà de la peur de se faire « battre », Mb se souvient qu’il avait conscience d’avoir la « chance de pouvoir apprendre » . Il évoque aussi la fierté et le soutien inconditionnel de son père, mais aussi la pression, l’engagement implicite qui se joue dans sa scolarité, le pouvoir apprendre qui se commute en devoir réussir
  • Mb survit au primaire, est admis au collège. Cinquième né, il est le premier à franchir ce cap du « certificat », à la jonction de deux générations, ouvrira un passage à ses frères et sœurs plus jeunes qui, à sa suite, poursuivront tous leurs études secondaires. Il se décrit à ce sujet comme un « déclencheur ».

Le français, première langue apprise non pas « dans la rue », mais « dans les règles »…

Mb : - [...] mais moi / quand on allait à l’école / on n’avait pas eu quelqu’un qui nous aidait donc c’était dur / c’était dur quoi // c’est comme ça qu’on a appris à parler français par nous-mêmes / y’avait l’enseignant / mais bon on était très nombreux hein / et surtout / après école // on s’est débrouillés tous seuls / ouais / tous seuls //

Mb : - [...] et puis nous / au Sénégal / apprendre le français c’est un peu exigent / par exemple dans l’école primaire / on avait une espèce de / on appelle ça le symbole […] et / si tu as le symbole jusqu’au dernier moment / l’enseignant te frappe quoi / donc il fallait se débrouiller à parler le français même avec des fautes tu parles / moi c’est comme ça que nous avons appris à parler le français / mais c’est vrai que c’était dur /
ENQ : - mm / langue douloureuse quand même hein -?-
Mb : - hein ? ouais mais c’est / mais nous on ne peut pas considérer le français comme ça / parce que / on disait le français par exemple / nous / chez nous / tu peux pas / le voir sous cet angle-là quoi que c’est compliqué / parce que c’est obligé / tu es obligé de parler ça donc il fallait / il fallait balayer toutes les idées que c’est une langue complexe / même si c’est complexe ouais / mais // on n’avait pas le choix quoi / c’était obligatoire / il faut apprendre /

Mb : - mon père il m’encourageait quoi / il me disait qu’il ne faut pas [rire] suivre tes frères / […] / il faut continuer ses études euh / vraiment je veux que tu y arrives très / très loin quoi /

Mb : - et c’est vrai qu’après mes petits frères et ma petite soeur / ils sont allés tous plus loin que la sixième // mon papa / chaque fois il disait que / prenez exemple sur Mb / faites comme lui / |…] c’est comme si j’étais le déclencheur euh

  • Etre collégien, puis lycéen, confère à Mb un nouveau statut, accroit encore sa pression de réussite, lui donne à travailler « toujours plus », approfondir ses compétences, mais aussi modifie son rapport au français, devient pour Mb le vecteur d’échanges plus informels entre jeunes, une langue qui, au-delà de la langue-norme, du système théorique enseigné à l’école, s’investit aussi comme langue vivante, variante.
  • C’est aussi à cette époque, se souvient Mb, qu’il s’est mis à « dévaloriser les autres langues », surtout celles, balante, mandingue, dominantes dans les lieux de vie de sa famille, associées au rejet, au souvenir d’être « vus comme des étrangers », jusqu’à faire ce choix linguistique de les exclure de ses pratiques ,de ne plus parler que manjak et français.
  • Comme si l’appropriation renforcée du français, langue initialement étrangère devenue seconde, progressivement investie comme langue co-identitaire, conférait à Mb une assise sociolinguistique lui permettant de décomposer-recomposer le rapport de force inégalitaire, de mépriser au point d’exclure les langues d’exclusion pour réaffirmer la légitimité de sa langue manjac sans plus risquer de paraitre étranger…, de se produire bilingue, entre manjak et français, pleinement Sénégalais.

Le français, entre pression et investissement…

ENQ : - et apprendre le français est-ce que ça vous a donné un autre regard sur le manjak ou les autres langues euh ?
Mb : - ouais / ça m’a donné un autre regard bien sûr / parce que / euh j’ai un peu dévalorisé les autres langues quoi
ENQ : - quand ça ? vous vous souvenez quand ça a commencé ?
Mb : - ça a commencé quand j’ai eu mon entrée en sixième / quand je suis allé / ma première année au collège / dans le village // je m’étais dit que la seule langue qui puisse compter pour moi dans le futur / c’est le français quoi […] // et même y’a des langues / par exemple / le balante / je ne parlais plus le balante / finalement j’ai oublié beaucoup de choses quoi / parce que je me suis dit que c’est peut-être des langues euh qui ne m’amèneront pas / qui n’ont aucun intérêt / pour moi / […]// et depuis lors j’ai parlé ça / seulement / […] par exemple / si je parle avec mes amis / mes amis balantes / ou des autres de langue mancagne ou mandingue / […] je parlais que ma langue / manjak / et rarement les autres langues / mais seulement le français avec eux/
ENQ : - c’est-à-dire euh le balante / comme le mandingue / c’est les langues euh
Mb : - c’est les deux langues qui dominaient un peu dans ma zone
ENQ : - oui donc c’est un peu les langues qui / qui vous désignaient un peu comme les étrangers quand vous étiez petit non ?
Mb : - ouais c’est ça [rire] c’est des jaloux /
ENQ : comme une sorte de revanche pour vous ?
Mb : - ouais [rire] on peut le dire comme ça /

Pluralités linguistiques diversement inégalitaires…

Hiérarchisations renversées, inégalités recomposées

  • A propos du wolof, le statut officiel n’est pas celui qui prime pour « valuer » la langue : grande langue nationale, mais qui lui apparait se vider de son sens d’inscription identitaire, voire être vecteur de perte identitaire.
  • En contraste, une légitimation forte du manjak, langue de filiation paternelle mais aussi langue vivante, en usage vernaculaire au sein de la famille et entre locuteurs
  •  La reconnaissance du manjac, langue venue d’ailleurs devenue nationale, apparait surtout signifiante pour Mb en ce qu’elle renforce sa légitimité en tant que Sénégalais.
  •  Les rapports au manjak sont aussi à lire « à l’ombre de la langue légitime » (Boudreau, 2016), des rapports construits au français, associé à une pression normative qui génère de l’IL, mais dont l’appropriation permet aussi de renverser le rapport de force inégalitaire, de s’affirmer bilingue, entre manjak et français.

Conflictualité dans les rapports construits aux langues, peut être un frein, mais aussi un moteur de réflexivité, de repositionnements, de créativité…

Histoire de langues publiée dans :
BRETEGNIER A. & TENDING M.-L., 2020 : « Explorer les imaginaires plurilingues pour interroger le sens et les enjeux situés de problématiques de minorisation sociolinguistique ». Dans : K. Gauvin et II. Violette (dir.), Minorisation linguistique et inégalités sociales. Rapports complexes aux langues dans l’espace francophone, Coll. « Sprache, Identität, Kultur », Bern, Peter Lang, pp. 147-163.

25 ans, né au Sénégal

Fragments d’histoire de langues

Terrain 6 : « Migr’étudiants », entretien : 2012.
Corpus, analyses, construction du portrait : Aude Bretegnier
Corpus inédit présenté pour l’Habilitation à Diriger des Recherches
Aude Bretegnier (2016),, Imaginaires plurilingues en situations de pluralités linguistiques inégalitaires, Vingt ans « au cœur et aux marges » de la sociolinguistique, HDR soutenue le 09.11.2016, Le Mans Université.

  • Mb est né en 1987 en Casamance au Sénégal, à Tanaff, village situé dans la région de Sedhiou, proche de la frontière de Guinée-Bissau.
  • Après deux années universitaires à Dakar, il poursuit ses études en France, en Licence d’anglais, puis en Master Didactique des Langues, avec le projet de devenir professeur de français.
  • 5ème né de 9 frères et sœurs, ses parents ainsi que ses deux sœurs ainées n’ont pas été scolarisés, ses frères ainés, oui, jusqu’au certificat d’étude. Mb est le premier à franchir le cap du secondaire, ouvrant la voie à ses jeunes frères et sœurs, tous, à sa suite, scolarisés au-delà du primaire.
  • Langue maternelle déclarée : manjak
  • Langue de scolarisation: français
  • Autres langues connues, pratiquées : mandingue, mancagne, balante, diola, « un peu créole » (de la Guinée), français, wolof, anglais.
  • Né en 1987 en Casamance dans la région de Sedhiou, à Tanaff, village proche de la frontière de Guinée-Bissau, Mb est le cinquième d’une fratrie de neuf frères et sœurs, tou.te.s né(e)s au Sénégal, ce qui n’est pas le cas de leurs parents, originaires de Guinée-Bissau, « des migrants » tels qu’il les catégorise, « comme ici en France ».
  • Avant lui, ses parents, mais aussi ses deux sœurs aînées, n’ont jamais été scolarisés, ses frères ainés « jusqu’au certificat ». Il sera le premier à aller au collège, au lycée, puis à l’université.
  • La langue familiale, celle de ses deux parents – qu’il qualifie de « maternelle » tout en précisant qu’au Sénégal, elle s’identifie par l’ethnie paternelle, est le manjak, langue de filiation et d’inscription identitaire, mais aussi vernaculaire dominant des échanges familiaux, « encore maintenant ».
  •  « D’après les origines », le manjak est « une langue qui vient de la Guinée », mais dont le statut a été promu, en 2002, tandis que Mb était au Lycée, instituée « langue nationale » du Sénégal, codifiée, et même parfois enseignée.
  • Enfant, cette langue marquait Mb comme « étranger », et ses discours montrent comme la question est pour lui sensible, la profondeur des enjeux identitaires à l’œuvre dans ses ressentis de distinctions-stigmatisations, l’excluant comme Sénégalais, ce qui, encore aujourd’hui, « franchement [lui] fait mal ».

Une langue venue d’ailleurs devenue nationale, pas tout à fait comme les « grandes »… mais quand même

Mb : - d’après les origines c’est une langue qui vient de la Guinée/ mais actuellement […] le manjak fait partie maintenant des langues nationales du Sénégal quoi/ elle est codifiée ouais/ et là y’en a qui l’enseignent mais bon// c’est pas tellement encore euh/ comme les langues nationales euh/ les grandes quoi// le wolof ou diola/ sérère et tout/ mais quand même/ une langue nationale/

Au Sénégal, mes parents étaient des migrants

Mb : - c’était des migrants quoi/ comme ici/ en France // après/ mon père est venu vivre au Sénégal / et c’est là-bas où nous sommes nés et nous avons grandi/ et nous sommes Sénégalais/

Marqué comme différent, moqueries, rejet, discriminations

Mb : - même y’a / avant / les gens ils nous considéraient comme [rires] des étrangers quoi / ils nous disaient que / vous / vous êtes Manjak euh / vous n’êtes pas du Sénégal / vous êtes de la Guinée / et nous on dit / non / nous sommes nés au Sénégal on est des Sénégalais / […] euh parfois je me dis que / par exemple quand ils me disent ça / c’est pas méchamment quoi / par exemple quand on rigole ensemble / et ils peuvent nous lancer des mots comme ça mais // peut-être que eux / ils prennent ça au sérieux mais nous on se dit que bon / comme on est des Sénégalais / quand même on est né ici / on a grandi ici / mais moi / je n’aime pas quand on me dit que je ne suis pas Sénégalais quoi / franchement / je n’aime pas ça / ça me fait mal

La légitimité de la langue, sa légitimité identitaire en tant que Sénégalais

  • Comme il raconte son histoire d’enfance, le plurilinguisme devient sa stratégie, « parler toutes les langues » : mandingue, mancagne, balante, diola et « un peu » de créole de Guinée Bissau, apprises « dans la vie », au fil des interactions ordinaires des garçons de son âge, par exemple : en jouant au football...
  • A contrario de ces pratiques informelles d’appropriations langagières, le français, sa langue de scolarisation, est la première apprise de manière formelle, non plus « dans la rue », mais « dans les règles », qu’il appelle sa langue de référence (Dabène 1994), puisant à ce sujet dans le cours de sociolinguistique suivi l’année précédant l’entretien.
  • A son répertoire de langues africaines, s’ajoute aussi le wolof, premier véhiculaire au Sénégal, « grande » langue nationale, la plus représentative des langues sénégalaises, mais par rapport à laquelle Mb tient à rappeler que contrairement à ce que l’on croit souvent en France, « tout le monde [au Sénégal] ne parle pas wolof ».
  • Lui-même ne l’a appris que tardivement, l’année où, après son bac, il est allé vivre à Dakar pour entamer ses études supérieures.

Mandingue, mancagne, balante, diola, et « un peu créole »…

Mb : - [dans mon village] on ne parlait pas beaucoup manjak non / on parle plus mandingue / et autour il y a des autres euh langues euh / mancagne / balante / euh diola / mais la / l’ethnie la plus parlée c’est le mandingue // j’ai appris à parler mandingue depuis que je suis enfant / et / en même temps euh déjà ma langue maternelle je parlais ça / en famille on parlait que notre langue / maintenant / quand tu sors de chez toi tu dois euh / communiquer avec les autres euh / ils comprennent pas notre langue donc euh /

Le plurilinguisme vecteur d’intégration… comprendre et se faire comprendre… paraître moins étranger ?

Mb : - je les ai apprises euh / dans la vie quoi / comme / la plupart des autres jeunes / Africains // on apprend les langues par rapport au contexte […] je parle aussi un peu créole aussi quoi / parce que / on n’était pas loin de la frontière avec la Guinée aussi / donc j’ai pu parler créole parce qu’on allait au / on faisait des rencontres amicales de football entre les villages environnants la frontière / donc là on apprenait à parler créole/

Pratiques d’appropriation diversement formelles et informelles…

Mb : - le français / c’est la première langue que j’ai apprise euh/ comme on apprend des langues à l’école […] pas comme j’ai appris les autres langues dans la rue quoi / le français je l’ai appris dans les règles/

… et le wolof, plus tardivement

Mb : - c’est à Dakar/ pour mes études/ après mon bac/ que j’ai commencé à parler wolof/

  • C’est finalement surtout depuis qu’il est en France que Mb pratique le plus le wolof, qui est la langue première de son colocataire, lui aussi Sénégalais. Mais à propos de cette langue wolof, première langue nationale, le discours se fait ambivalent.
  • S’il reconnait la langue comme le véhiculaire majoritaire au Sénégal, le wolof lui apparait précisément tellement véhiculaire qu’elle est devenue « une langue de tout le monde », comme dissociée de son ethnie, en rupture de ses dimensions de filiation identitaire… au point que « même un étranger peut [la] pratiquer ».
  • A propos du discours de son colocataire, qui définit le wolof comme sa « langue maternelle » tandis que Mb sait que son père est Diola, il se montre sceptique, estime qu’il met en scène une identité comme falsifiée, occulte la substitution de la langue-filiation, non-transmise, indique une « perte », voire l’idée de trahison par rapport « aux origines ».
  • Ainsi, pour Mb, ce n’est pas parce que l’on parle une langue en premier que cette langue est sa langue maternelle… ou plutôt paternelle, qui définit sa filiation, l’inscrit d’un point de vue identitaire.
  • Selon sa lecture, ces Sénégalais qui ne parlent que wolof et français, « ont perdu quelque chose »….

L’ambivalence par rapport au wolof

Mb : - bon / nous Sénégalais / on se dit / il y en a qui disent que le wolof c’est pas une langue spécifique à une ethnie quoi / on se dit / bon c’est une langue de tout le monde / de tout le Sénégal / si tu veux t’approprier cette langue ok tu es libre // mais y’en a / qui se disent qu’ils sont des Wolofs / parce qu’ils sont nés dans une famille où on parle que wolof / et ils ont appris le wolof comme langue maternelle / donc ils comprennent que ça / à part le wolof ils comprennent rien / donc eux ils se disent ça / mais nous on se dit que ce ne sont pas des Wolofs / parce que le wolof c’est pas la langue pour une / une personne quoi / c’est une langue de tout le monde et pas une langue d’une ethnie vraiment ciblée quoi
ENQ : - d’accord
Mb : - par exemple moi ici / j’habite avec un Sénégalais aussi c’est un étudiant / lui il est né dans une famille où on parlait wolof / donc il dit que sa langue maternelle c’est le wolof / alors que son papa il est Diola / mais lui il comprend pas diola / la langue de son père il comprend pas ça / il comprend que la langue de sa maman / donc il se dit qu’il est Wolof quoi / mais comme [rire] / là je ne sais pas / est-ce que réellement / parce que / normalement / / est-ce que réellement /dans sa tête il va se dire qu’il est Wolof ? […] déjà il se dit que / mon papa il est Diola / donc normalement / nous / au Sénégal / on considère la langue maternelle comme la langue du papa […] on ne dit pas que / c’est pas parce que je comprends cette langue en premier que c’est ma langue maternelle /
ENQ : - c’est la langue de la filiation par rapport au père quoi
EPM-Mb-H : - oui voilà / et quand tu ne comprends pas ça tu // tu n’es pas / je dirais / je dirais / tu n’es pas vraiment / considéré comme quelqu’un qui aime la la / ses origines hein […] comme si tu étais un étranger quoi / parce que le wolof / même un étranger peut pratiquer le wolof […] mais si tu es Manjak comme moi / et que tu comprends que wolof et français / pff/ tu as perdu quelque chose quoi //

  • Les premiers contacts avec le français s’opèrent dans la dureté. Mb évoque l’école, le sous-encadrement, l’absence de matériel, les effectifs démultipliés, le ressenti de s’être « débrouillés tous seuls », à l’école et « surtout, après l’école », car personne à la maison n’avait le bagage langagier et scolaire qui aurait permis de l’aider dans son travail.
  • L’apprentissage était « exigeant », et mené à la baguette : Mb évoque des pratiques punitives, la punition à la langue selon la pratique humiliante du « symbole ».
  • Pourtant selon ce qu’il explique, dire que c’était « difficile », prendre la question « sous cet angle-là », c’est passer à côté de ce qui était surtout important : apprendre était avant tout « obligatoire », « obligé ». Au-delà de la peur de se faire « battre », Mb se souvient qu’il avait conscience d’avoir la « chance de pouvoir apprendre » . Il évoque aussi la fierté et le soutien inconditionnel de son père, mais aussi la pression, l’engagement implicite qui se joue dans sa scolarité, le pouvoir apprendre qui se commute en devoir réussir
  • Mb survit au primaire, est admis au collège. Cinquième né, il est le premier à franchir ce cap du « certificat », à la jonction de deux générations, ouvrira un passage à ses frères et sœurs plus jeunes qui, à sa suite, poursuivront tous leurs études secondaires. Il se décrit à ce sujet comme un « déclencheur ».

Le français, première langue apprise non pas « dans la rue », mais « dans les règles »…

Mb : - [...] mais moi / quand on allait à l’école / on n’avait pas eu quelqu’un qui nous aidait donc c’était dur / c’était dur quoi // c’est comme ça qu’on a appris à parler français par nous-mêmes / y’avait l’enseignant / mais bon on était très nombreux hein / et surtout / après école // on s’est débrouillés tous seuls / ouais / tous seuls //

Mb : - [...] et puis nous / au Sénégal / apprendre le français c’est un peu exigent / par exemple dans l’école primaire / on avait une espèce de / on appelle ça le symbole […] et / si tu as le symbole jusqu’au dernier moment / l’enseignant te frappe quoi / donc il fallait se débrouiller à parler le français même avec des fautes tu parles / moi c’est comme ça que nous avons appris à parler le français / mais c’est vrai que c’était dur /
ENQ : - mm / langue douloureuse quand même hein -?-
Mb : - hein ? ouais mais c’est / mais nous on ne peut pas considérer le français comme ça / parce que / on disait le français par exemple / nous / chez nous / tu peux pas / le voir sous cet angle-là quoi que c’est compliqué / parce que c’est obligé / tu es obligé de parler ça donc il fallait / il fallait balayer toutes les idées que c’est une langue complexe / même si c’est complexe ouais / mais // on n’avait pas le choix quoi / c’était obligatoire / il faut apprendre /

Mb : - mon père il m’encourageait quoi / il me disait qu’il ne faut pas [rire] suivre tes frères / […] / il faut continuer ses études euh / vraiment je veux que tu y arrives très / très loin quoi /

Mb : - et c’est vrai qu’après mes petits frères et ma petite soeur / ils sont allés tous plus loin que la sixième // mon papa / chaque fois il disait que / prenez exemple sur Mb / faites comme lui / |…] c’est comme si j’étais le déclencheur euh

  • Etre collégien, puis lycéen, confère à Mb un nouveau statut, accroit encore sa pression de réussite, lui donne à travailler « toujours plus », approfondir ses compétences, mais aussi modifie son rapport au français, devient pour Mb le vecteur d’échanges plus informels entre jeunes, une langue qui, au-delà de la langue-norme, du système théorique enseigné à l’école, s’investit aussi comme langue vivante, variante.
  • C’est aussi à cette époque, se souvient Mb, qu’il s’est mis à « dévaloriser les autres langues », surtout celles, balante, mandingue, dominantes dans les lieux de vie de sa famille, associées au rejet, au souvenir d’être « vus comme des étrangers », jusqu’à faire ce choix linguistique de les exclure de ses pratiques ,de ne plus parler que manjak et français.
  • Comme si l’appropriation renforcée du français, langue initialement étrangère devenue seconde, progressivement investie comme langue co-identitaire, conférait à Mb une assise sociolinguistique lui permettant de décomposer-recomposer le rapport de force inégalitaire, de mépriser au point d’exclure les langues d’exclusion pour réaffirmer la légitimité de sa langue manjac sans plus risquer de paraitre étranger…, de se produire bilingue, entre manjak et français, pleinement Sénégalais.

Le français, entre pression et investissement…

ENQ : - et apprendre le français est-ce que ça vous a donné un autre regard sur le manjak ou les autres langues euh ?
Mb : - ouais / ça m’a donné un autre regard bien sûr / parce que / euh j’ai un peu dévalorisé les autres langues quoi
ENQ : - quand ça ? vous vous souvenez quand ça a commencé ?
Mb : - ça a commencé quand j’ai eu mon entrée en sixième / quand je suis allé / ma première année au collège / dans le village // je m’étais dit que la seule langue qui puisse compter pour moi dans le futur / c’est le français quoi […] // et même y’a des langues / par exemple / le balante / je ne parlais plus le balante / finalement j’ai oublié beaucoup de choses quoi / parce que je me suis dit que c’est peut-être des langues euh qui ne m’amèneront pas / qui n’ont aucun intérêt / pour moi / […]// et depuis lors j’ai parlé ça / seulement / […] par exemple / si je parle avec mes amis / mes amis balantes / ou des autres de langue mancagne ou mandingue / […] je parlais que ma langue / manjak / et rarement les autres langues / mais seulement le français avec eux/
ENQ : - c’est-à-dire euh le balante / comme le mandingue / c’est les langues euh
Mb : - c’est les deux langues qui dominaient un peu dans ma zone
ENQ : - oui donc c’est un peu les langues qui / qui vous désignaient un peu comme les étrangers quand vous étiez petit non ?
Mb : - ouais c’est ça [rire] c’est des jaloux /
ENQ : comme une sorte de revanche pour vous ?
Mb : - ouais [rire] on peut le dire comme ça /

Pluralités linguistiques diversement inégalitaires…

Hiérarchisations renversées, inégalités recomposées

  • A propos du wolof, le statut officiel n’est pas celui qui prime pour « valuer » la langue : grande langue nationale, mais qui lui apparait se vider de son sens d’inscription identitaire, voire être vecteur de perte identitaire.
  • En contraste, une légitimation forte du manjak, langue de filiation paternelle mais aussi langue vivante, en usage vernaculaire au sein de la famille et entre locuteurs
  •  La reconnaissance du manjac, langue venue d’ailleurs devenue nationale, apparait surtout signifiante pour Mb en ce qu’elle renforce sa légitimité en tant que Sénégalais.
  •  Les rapports au manjak sont aussi à lire « à l’ombre de la langue légitime » (Boudreau, 2016), des rapports construits au français, associé à une pression normative qui génère de l’IL, mais dont l’appropriation permet aussi de renverser le rapport de force inégalitaire, de s’affirmer bilingue, entre manjak et français.

Conflictualité dans les rapports construits aux langues, peut être un frein, mais aussi un moteur de réflexivité, de repositionnements, de créativité…

Histoire de langues publiée dans :
BRETEGNIER A. & TENDING M.-L., 2020 : « Explorer les imaginaires plurilingues pour interroger le sens et les enjeux situés de problématiques de minorisation sociolinguistique ». Dans : K. Gauvin et II. Violette (dir.), Minorisation linguistique et inégalités sociales. Rapports complexes aux langues dans l’espace francophone, Coll. « Sprache, Identität, Kultur », Bern, Peter Lang, pp. 147-163.