Chapitre I
L’ENFANT, UN ÊTRE À FORMER
NOUVEAUX LIEUX, NOUVELLES INSTITUTIONS
DES RÉGENTS ET D’ANCIENS ÉLÈVES TÉMOIGNENT
BIBLIOTHÈQUE SONORE

Dresser, éduquer, civiliser

Peu de choses sépare le petit enfant du jeune chiot avec lequel il prend plaisir à jouer. C’est ce qui apparaît à la lecture du chapitre sur la prime enfance du géant Gargantua : celui-ci laisse ses frétillants compagnons de jeux se servir sans vergogne dans son écuelle et se frotte à eux dans des caresses réciproques où des babines sont léchées et des nez égratignés.
Que l’enfant et le chiot aient beaucoup en commun, c’est aussi ce que laisse entendre le contemporain de Rabelais qu’est l’humaniste Juan Luis Vivès (1492-1540). Dans ses Dialogues latins (1538), dont le propos est très concret, sont abordées les règles d’hygiène concernant l’enfant : comment se peigner, se laver, se vêtir. On y évoque aussi les règles de maintien dans les situations de la vie quotidienne : se tenir droit, faire la révérence, être modeste et circonspect devant un supérieur, etc.
L’auteur brosse autant de petites scènes prises sur le vif. Ce faisant, nous voici dans le foyer du jeune Tullius : le garçon est accueilli par son petit chien, Ruscio, qui lui fait fête en remuant la queue. Alors que l’enfant, tout excité, propose à manger à son chien tout en s’extasiant sur son intelligence, le père du garçon intervient et lui demande s’il pourrait dire en quoi il est vraiment différent de son animal de compagnie. L’enfant reste perplexe. En vérité, tant qu’il n’est pas allé à l’école, il tient de la bête plus que de l’homme. C’est pourquoi le père s’empresse de conduire son fils au collège et en saluant le maître, il a ce mot révélateur : J’amène ce mien fils vers vous, afin que d’une bête vous fassiez un homme.
À partir du XVIe siècle, se multiplient en Europe les manuels de civilité et autres traités de savoir-vivre à destination des jeunes personnes. Pas question de laisser son fils traîner dans les rues et s’adonner au jeu, comme le font les gueux ou les jeunes pages débauchés des romans picaresques du XVIIe siècle.
L’institution scolaire est concernée, mais aussi la vie domestique. Traitant de la civilité morale des enfants, Erasme ne se contente pas de mettre l’accent sur la piété qui sied à l’enfance: : il condescend à parler de choses aussi triviales que de la manière de se moucher ou d’éternuer. C’est que la connaissance de l’alphabet, puis la pratique des arts libéraux ne sont pas dissociables de l’acquisition des bonnes manières. Rien n’échappe à l’attention des éducateurs, rien n’est laissé au hasard : de la posture assise à la manière de tenir sa plume, tout se doit d’être maîtrisé pour faire de l’enfant autre chose qu’un singe costumé.
Dans le même temps, le XVIe siècle découvre qu’une tout autre enfance est possible, sous d’autres latitudes : des accouchements ont lieu sans recourir à aucune sage-femme ; un père s’occupe lui-même de nouer le cordon du nombril ; aucun nouveau-né n’est emmailloté dans des langes ni allaité par une nourrice. Si c’est un mâle, l’enfant est placé dans un hamac avec, à ses côtés, une petite épée de bois, un petit arc et de petites flèches garnies de plumes de perroquet. Cela se passe dans la baie de Rio de Janeiro où Jean de Léry a passé plusieurs mois, accueilli par une tribu « sauvage », en 1557-1558.
Quand ils grandissent, les garçonnets tupinambas évoluent à l’aise dans des corps fermes, souples, potelés qui émerveillent l’auteur de l’Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil (1578). Cette « petite marmaille » a l’esprit délié et des mouvements aussi vifs que les lapins de garenne de chez nous. Ni les arts libéraux ni les cours de maintien ne semblent lui manquer beaucoup…


Le chien fait pleinement partie du groupe des trois frères (trois fils du duc Charles-Emmanuel Ier de Savoie) dans ce tableau flamand de la fin de la Renaissance. La signification de cette scène est ambiguë. D’un coté, nous pouvons y voir trois garçons qui jouent comme des petits chiens, mais l’animal est peut-être là pour montrer la capacité des enfants à le dominer et à se dominer. Les animaux liés à l’enfance (le chien mais aussi le singe et le perroquet) sont soit domptés, soit en marge du tableau. Les trois enfants sont sages et tiennent la pose ; ils sont en mesure de dominer les bêtes – bêtes réelles et celles qu’ils étaient eux-mêmes jusque-là.
Jan Kraeck (Giovanni Carraca), Les Trois princes de Savoie, vers 1593-1594 © Museo Sa Bassa Blanca (msbb) / Saatchi Gallery - Fundación Yannick y Ben Jakober

Quelle différence entre un chiot et un garçon ? Qu’y a il en vous, pourquoy vous soyez homme, et non luy ? Vous mangez, beuvez, dormez, marchez, courez, jouez, et il fait aussi tout cela, demande le maître Philopone à Tullius.
Beham Barthel, Enfant avec chien, 1525 © Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais / Philippe Fuzeau

Dans l’un de ses Dialogues, Vivès fait converser un père avec son fils Tullius, puis avec le maître Philopone devant le porche du collège.
Les dialogues de Jean Loys Vives, traduits de latin en françois pour l’exercice des deux langues, ausquels est adjoustée l’explication françoise des mots latins plus rares et moins usagez, par Gilles de Housteuille, avec ample déclaration et traduction des passages grecs en latin par P. de la Motte, Genève, J. Stoer, 1607, f. 6 r° © Bibliothèque de Genève / e-rara

J’amène ce mien fils vers vous, afin que d’une bête vous fassiez un homme.
Les dialogues de Jean Loys Vives, traduits de latin en françois pour l’exercice des deux langues, ausquels est adjoustée l’explication françoise des mots latins plus rares et moins usagez, par Gilles de Housteuille, avec ample déclaration et traduction des passages grecs en latin par P. de la Motte, Genève, J. Stoer, 1607, f. 7 r° © Bibliothèque de Genève / e-rara

Le célèbre De Pueris d’Érasme a été l’objet d’une adaptation française par Jean Louveau dans La Civilité puérile (1583). Les caractères d’imprimerie utilisés sont des caractères de civilité, imitant des lettres cursives gothiques.
Érasme, La Civilité puerile à laquelle avons adjousté la discipline et institution des enfans. Aussi la doctrine et enseignemens du pere de famille à la jeunesse, Paris, L. Cavellat, 1583 © Bibliothèque municipale Vendôme, Cb 78 (1) / Bibliothèques Virtuelles Humanistes, CESR, Tours (http://www.bvh.univ-tours.fr)

Au Siècle d’or espagnol, les activités répréhensibles des gueux sont à la fois un thème littéraire et un thème iconographique.
Murillo, Deux garçons jouant aux dés, vers 1670-1675 © Akademie der bildenden Künste, Vienne

Suzanne de Bourbon (1491-1521), représentée ici à un an, est la fille d’Anne de France, dame de Beaujeu, et de Pierre II de Bourbon.
Jean Hey, dit Le Maître de Moulins, Suzanne de Bourbon, dit Enfant en prière, vers 1492 © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Stéphane Maréchalle

Une méthode pour apprendre à lire qui se prétend « très facile », amusante et figurée et qui sous-entend que chaque enfant est caractérisé par une gourmandise naturelle d’apprendre.
Roti-cochon ou Méthode tres-facile pour bien apprendre les enfans a lire en latin et en françois, par des inscriptions moralement expliquées de plusieurs representations figurées de différentes choses de leurs connoissances, Dijon, C. Michard, vers 1689-1729 © BnF/Gallica

« Posture du corps pour écrire » et « tenue de la plume » telles qu’elles sont préconisées à la fin du XVIIIe siècle.
Nouvelle méthode d’enseigner l’A. B. C. et à epeller aux enfans en les amusant par des figures agréables et propres à leur faire faire des progrès dans la lecture et l’écriture presque sans maître, Lausanne, Café littéraire, 1792 © Schweizerische Institut für Kinder und Jugendmedien / e-rara

Le peintre flamand David Teniers (1610-1690) est l’auteur d’une série de tableaux de genre avec des singes se livrant à des occupations humaines.
Atelier de David Teniers, Singes au corps de garde, XVIIe s. © RMN-Grand Palais / René-Gabriel Ojéda

Le Brésil sur une carte de la fin du XVIe siècle.
Joan Martines, Carte de l’Amérique du Sud et des océans adjacents, dans Atlas nautique du monde composé de sept cartes manuscrites sur vélin, 1583 © BnF/Gallica

Ce nourrisson est emmailloté bien serré dans des langes et allaité par la nourrice de condition modeste.
Atelier des Berthélémy, La Nourrice, 1610 © RMN-Grand Palais (Sèvres, Cité de la céramique) / Martine Beck-Coppola

Léry fit figurer cette gravure représentant une famille d’Indiens du Brésil dès la première édition de son Histoire d’un voyage de 1578.
Jean de Léry, Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, Genève, A. Chuffin, 1580, p. 121 © Paris/Gallica

Dresser, éduquer, civiliser

Peu de choses sépare le petit enfant du jeune chiot avec lequel il prend plaisir à jouer. C’est ce qui apparaît à la lecture du chapitre sur la prime enfance du géant Gargantua : celui-ci laisse ses frétillants compagnons de jeux se servir sans vergogne dans son écuelle et se frotte à eux dans des caresses réciproques où des babines sont léchées et des nez égratignés.
Que l’enfant et le chiot aient beaucoup en commun, c’est aussi ce que laisse entendre le contemporain de Rabelais qu’est l’humaniste Juan Luis Vivès (1492-1540). Dans ses Dialogues latins (1538), dont le propos est très concret, sont abordées les règles d’hygiène concernant l’enfant : comment se peigner, se laver, se vêtir. On y évoque aussi les règles de maintien dans les situations de la vie quotidienne : se tenir droit, faire la révérence, être modeste et circonspect devant un supérieur, etc.
L’auteur brosse autant de petites scènes prises sur le vif. Ce faisant, nous voici dans le foyer du jeune Tullius : le garçon est accueilli par son petit chien, Ruscio, qui lui fait fête en remuant la queue. Alors que l’enfant, tout excité, propose à manger à son chien tout en s’extasiant sur son intelligence, le père du garçon intervient et lui demande s’il pourrait dire en quoi il est vraiment différent de son animal de compagnie. L’enfant reste perplexe. En vérité, tant qu’il n’est pas allé à l’école, il tient de la bête plus que de l’homme. C’est pourquoi le père s’empresse de conduire son fils au collège et en saluant le maître, il a ce mot révélateur : J’amène ce mien fils vers vous, afin que d’une bête vous fassiez un homme.
À partir du XVIe siècle, se multiplient en Europe les manuels de civilité et autres traités de savoir-vivre à destination des jeunes personnes. Pas question de laisser son fils traîner dans les rues et s’adonner au jeu, comme le font les gueux ou les jeunes pages débauchés des romans picaresques du XVIIe siècle.
L’institution scolaire est concernée, mais aussi la vie domestique. Traitant de la civilité morale des enfants, Erasme ne se contente pas de mettre l’accent sur la piété qui sied à l’enfance: : il condescend à parler de choses aussi triviales que de la manière de se moucher ou d’éternuer. C’est que la connaissance de l’alphabet, puis la pratique des arts libéraux ne sont pas dissociables de l’acquisition des bonnes manières. Rien n’échappe à l’attention des éducateurs, rien n’est laissé au hasard : de la posture assise à la manière de tenir sa plume, tout se doit d’être maîtrisé pour faire de l’enfant autre chose qu’un singe costumé.
Dans le même temps, le XVIe siècle découvre qu’une tout autre enfance est possible, sous d’autres latitudes : des accouchements ont lieu sans recourir à aucune sage-femme ; un père s’occupe lui-même de nouer le cordon du nombril ; aucun nouveau-né n’est emmailloté dans des langes ni allaité par une nourrice. Si c’est un mâle, l’enfant est placé dans un hamac avec, à ses côtés, une petite épée de bois, un petit arc et de petites flèches garnies de plumes de perroquet. Cela se passe dans la baie de Rio de Janeiro où Jean de Léry a passé plusieurs mois, accueilli par une tribu « sauvage », en 1557-1558.
Quand ils grandissent, les garçonnets tupinambas évoluent à l’aise dans des corps fermes, souples, potelés qui émerveillent l’auteur de l’Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil (1578). Cette « petite marmaille » a l’esprit délié et des mouvements aussi vifs que les lapins de garenne de chez nous. Ni les arts libéraux ni les cours de maintien ne semblent lui manquer beaucoup…


Le chien fait pleinement partie du groupe des trois frères (trois fils du duc Charles-Emmanuel Ier de Savoie) dans ce tableau flamand de la fin de la Renaissance. La signification de cette scène est ambiguë. D’un coté, nous pouvons y voir trois garçons qui jouent comme des petits chiens, mais l’animal est peut-être là pour montrer la capacité des enfants à le dominer et à se dominer. Les animaux liés à l’enfance (le chien mais aussi le singe et le perroquet) sont soit domptés, soit en marge du tableau. Les trois enfants sont sages et tiennent la pose ; ils sont en mesure de dominer les bêtes – bêtes réelles et celles qu’ils étaient eux-mêmes jusque-là.
Jan Kraeck (Giovanni Carraca), Les Trois princes de Savoie, vers 1593-1594 © Museo Sa Bassa Blanca (msbb) / Saatchi Gallery - Fundación Yannick y Ben Jakober

Quelle différence entre un chiot et un garçon ? Qu’y a il en vous, pourquoy vous soyez homme, et non luy ? Vous mangez, beuvez, dormez, marchez, courez, jouez, et il fait aussi tout cela, demande le maître Philopone à Tullius.
Beham Barthel, Enfant avec chien, 1525 © Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais / Philippe Fuzeau

Dans l’un de ses Dialogues, Vivès fait converser un père avec son fils Tullius, puis avec le maître Philopone devant le porche du collège.
Les dialogues de Jean Loys Vives, traduits de latin en françois pour l’exercice des deux langues, ausquels est adjoustée l’explication françoise des mots latins plus rares et moins usagez, par Gilles de Housteuille, avec ample déclaration et traduction des passages grecs en latin par P. de la Motte, Genève, J. Stoer, 1607, f. 6 r° © Bibliothèque de Genève / e-rara

J’amène ce mien fils vers vous, afin que d’une bête vous fassiez un homme.
Les dialogues de Jean Loys Vives, traduits de latin en françois pour l’exercice des deux langues, ausquels est adjoustée l’explication françoise des mots latins plus rares et moins usagez, par Gilles de Housteuille, avec ample déclaration et traduction des passages grecs en latin par P. de la Motte, Genève, J. Stoer, 1607, f. 7 r° © Bibliothèque de Genève / e-rara

Le célèbre De Pueris d’Érasme a été l’objet d’une adaptation française par Jean Louveau dans La Civilité puérile (1583). Les caractères d’imprimerie utilisés sont des caractères de civilité, imitant des lettres cursives gothiques.
Érasme, La Civilité puerile à laquelle avons adjousté la discipline et institution des enfans. Aussi la doctrine et enseignemens du pere de famille à la jeunesse, Paris, L. Cavellat, 1583 © Bibliothèque municipale Vendôme, Cb 78 (1) / Bibliothèques Virtuelles Humanistes, CESR, Tours (http://www.bvh.univ-tours.fr)

Au Siècle d’or espagnol, les activités répréhensibles des gueux sont à la fois un thème littéraire et un thème iconographique.
Murillo, Deux garçons jouant aux dés, vers 1670-1675 © Akademie der bildenden Künste, Vienne

Suzanne de Bourbon (1491-1521), représentée ici à un an, est la fille d’Anne de France, dame de Beaujeu, et de Pierre II de Bourbon.
Jean Hey, dit Le Maître de Moulins, Suzanne de Bourbon, dit Enfant en prière, vers 1492 © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Stéphane Maréchalle

Une méthode pour apprendre à lire qui se prétend « très facile », amusante et figurée et qui sous-entend que chaque enfant est caractérisé par une gourmandise naturelle d’apprendre.
Roti-cochon ou Méthode tres-facile pour bien apprendre les enfans a lire en latin et en françois, par des inscriptions moralement expliquées de plusieurs representations figurées de différentes choses de leurs connoissances, Dijon, C. Michard, vers 1689-1729 © BnF/Gallica

« Posture du corps pour écrire » et « tenue de la plume » telles qu’elles sont préconisées à la fin du XVIIIe siècle.
Nouvelle méthode d’enseigner l’A. B. C. et à epeller aux enfans en les amusant par des figures agréables et propres à leur faire faire des progrès dans la lecture et l’écriture presque sans maître, Lausanne, Café littéraire, 1792 © Schweizerische Institut für Kinder und Jugendmedien / e-rara

Le peintre flamand David Teniers (1610-1690) est l’auteur d’une série de tableaux de genre avec des singes se livrant à des occupations humaines.
Atelier de David Teniers, Singes au corps de garde, XVIIe s. © RMN-Grand Palais / René-Gabriel Ojéda

Le Brésil sur une carte de la fin du XVIe siècle.
Joan Martines, Carte de l’Amérique du Sud et des océans adjacents, dans Atlas nautique du monde composé de sept cartes manuscrites sur vélin, 1583 © BnF/Gallica

Ce nourrisson est emmailloté bien serré dans des langes et allaité par la nourrice de condition modeste.
Atelier des Berthélémy, La Nourrice, 1610 © RMN-Grand Palais (Sèvres, Cité de la céramique) / Martine Beck-Coppola

Léry fit figurer cette gravure représentant une famille d’Indiens du Brésil dès la première édition de son Histoire d’un voyage de 1578.
Jean de Léry, Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, Genève, A. Chuffin, 1580, p. 121 © Paris/Gallica

Dresser, éduquer, civiliser

Peu de choses sépare le petit enfant du jeune chiot avec lequel il prend plaisir à jouer. C’est ce qui apparaît à la lecture du chapitre sur la prime enfance du géant Gargantua : celui-ci laisse ses frétillants compagnons de jeux se servir sans vergogne dans son écuelle et se frotte à eux dans des caresses réciproques où des babines sont léchées et des nez égratignés.
Que l’enfant et le chiot aient beaucoup en commun, c’est aussi ce que laisse entendre le contemporain de Rabelais qu’est l’humaniste Juan Luis Vivès (1492-1540). Dans ses Dialogues latins (1538), dont le propos est très concret, sont abordées les règles d’hygiène concernant l’enfant : comment se peigner, se laver, se vêtir. On y évoque aussi les règles de maintien dans les situations de la vie quotidienne : se tenir droit, faire la révérence, être modeste et circonspect devant un supérieur, etc.
L’auteur brosse autant de petites scènes prises sur le vif. Ce faisant, nous voici dans le foyer du jeune Tullius : le garçon est accueilli par son petit chien, Ruscio, qui lui fait fête en remuant la queue. Alors que l’enfant, tout excité, propose à manger à son chien tout en s’extasiant sur son intelligence, le père du garçon intervient et lui demande s’il pourrait dire en quoi il est vraiment différent de son animal de compagnie. L’enfant reste perplexe. En vérité, tant qu’il n’est pas allé à l’école, il tient de la bête plus que de l’homme. C’est pourquoi le père s’empresse de conduire son fils au collège et en saluant le maître, il a ce mot révélateur : J’amène ce mien fils vers vous, afin que d’une bête vous fassiez un homme.
À partir du XVIe siècle, se multiplient en Europe les manuels de civilité et autres traités de savoir-vivre à destination des jeunes personnes. Pas question de laisser son fils traîner dans les rues et s’adonner au jeu, comme le font les gueux ou les jeunes pages débauchés des romans picaresques du XVIIe siècle.
L’institution scolaire est concernée, mais aussi la vie domestique. Traitant de la civilité morale des enfants, Erasme ne se contente pas de mettre l’accent sur la piété qui sied à l’enfance: : il condescend à parler de choses aussi triviales que de la manière de se moucher ou d’éternuer. C’est que la connaissance de l’alphabet, puis la pratique des arts libéraux ne sont pas dissociables de l’acquisition des bonnes manières. Rien n’échappe à l’attention des éducateurs, rien n’est laissé au hasard : de la posture assise à la manière de tenir sa plume, tout se doit d’être maîtrisé pour faire de l’enfant autre chose qu’un singe costumé.
Dans le même temps, le XVIe siècle découvre qu’une tout autre enfance est possible, sous d’autres latitudes : des accouchements ont lieu sans recourir à aucune sage-femme ; un père s’occupe lui-même de nouer le cordon du nombril ; aucun nouveau-né n’est emmailloté dans des langes ni allaité par une nourrice. Si c’est un mâle, l’enfant est placé dans un hamac avec, à ses côtés, une petite épée de bois, un petit arc et de petites flèches garnies de plumes de perroquet. Cela se passe dans la baie de Rio de Janeiro où Jean de Léry a passé plusieurs mois, accueilli par une tribu « sauvage », en 1557-1558.
Quand ils grandissent, les garçonnets tupinambas évoluent à l’aise dans des corps fermes, souples, potelés qui émerveillent l’auteur de l’Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil (1578). Cette « petite marmaille » a l’esprit délié et des mouvements aussi vifs que les lapins de garenne de chez nous. Ni les arts libéraux ni les cours de maintien ne semblent lui manquer beaucoup…


Le chien fait pleinement partie du groupe des trois frères (trois fils du duc Charles-Emmanuel Ier de Savoie) dans ce tableau flamand de la fin de la Renaissance. La signification de cette scène est ambiguë. D’un coté, nous pouvons y voir trois garçons qui jouent comme des petits chiens, mais l’animal est peut-être là pour montrer la capacité des enfants à le dominer et à se dominer. Les animaux liés à l’enfance (le chien mais aussi le singe et le perroquet) sont soit domptés, soit en marge du tableau. Les trois enfants sont sages et tiennent la pose ; ils sont en mesure de dominer les bêtes – bêtes réelles et celles qu’ils étaient eux-mêmes jusque-là.
Jan Kraeck (Giovanni Carraca), Les Trois princes de Savoie, vers 1593-1594 © Museo Sa Bassa Blanca (msbb) / Saatchi Gallery - Fundación Yannick y Ben Jakober

Quelle différence entre un chiot et un garçon ? Qu’y a il en vous, pourquoy vous soyez homme, et non luy ? Vous mangez, beuvez, dormez, marchez, courez, jouez, et il fait aussi tout cela, demande le maître Philopone à Tullius.
Beham Barthel, Enfant avec chien, 1525 © Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais / Philippe Fuzeau

Dans l’un de ses Dialogues, Vivès fait converser un père avec son fils Tullius, puis avec le maître Philopone devant le porche du collège.
Les dialogues de Jean Loys Vives, traduits de latin en françois pour l’exercice des deux langues, ausquels est adjoustée l’explication françoise des mots latins plus rares et moins usagez, par Gilles de Housteuille, avec ample déclaration et traduction des passages grecs en latin par P. de la Motte, Genève, J. Stoer, 1607, f. 6 r° © Bibliothèque de Genève / e-rara

J’amène ce mien fils vers vous, afin que d’une bête vous fassiez un homme.
Les dialogues de Jean Loys Vives, traduits de latin en françois pour l’exercice des deux langues, ausquels est adjoustée l’explication françoise des mots latins plus rares et moins usagez, par Gilles de Housteuille, avec ample déclaration et traduction des passages grecs en latin par P. de la Motte, Genève, J. Stoer, 1607, f. 7 r° © Bibliothèque de Genève / e-rara

Le célèbre De Pueris d’Érasme a été l’objet d’une adaptation française par Jean Louveau dans La Civilité puérile (1583). Les caractères d’imprimerie utilisés sont des caractères de civilité, imitant des lettres cursives gothiques.
Érasme, La Civilité puerile à laquelle avons adjousté la discipline et institution des enfans. Aussi la doctrine et enseignemens du pere de famille à la jeunesse, Paris, L. Cavellat, 1583 © Bibliothèque municipale Vendôme, Cb 78 (1) / Bibliothèques Virtuelles Humanistes, CESR, Tours (http://www.bvh.univ-tours.fr)

Au Siècle d’or espagnol, les activités répréhensibles des gueux sont à la fois un thème littéraire et un thème iconographique.
Murillo, Deux garçons jouant aux dés, vers 1670-1675 © Akademie der bildenden Künste, Vienne

Suzanne de Bourbon (1491-1521), représentée ici à un an, est la fille d’Anne de France, dame de Beaujeu, et de Pierre II de Bourbon.
Jean Hey, dit Le Maître de Moulins, Suzanne de Bourbon, dit Enfant en prière, vers 1492 © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Stéphane Maréchalle

Une méthode pour apprendre à lire qui se prétend « très facile », amusante et figurée et qui sous-entend que chaque enfant est caractérisé par une gourmandise naturelle d’apprendre.
Roti-cochon ou Méthode tres-facile pour bien apprendre les enfans a lire en latin et en françois, par des inscriptions moralement expliquées de plusieurs representations figurées de différentes choses de leurs connoissances, Dijon, C. Michard, vers 1689-1729 © BnF/Gallica

« Posture du corps pour écrire » et « tenue de la plume » telles qu’elles sont préconisées à la fin du XVIIIe siècle.
Nouvelle méthode d’enseigner l’A. B. C. et à epeller aux enfans en les amusant par des figures agréables et propres à leur faire faire des progrès dans la lecture et l’écriture presque sans maître, Lausanne, Café littéraire, 1792 © Schweizerische Institut für Kinder und Jugendmedien / e-rara

Le peintre flamand David Teniers (1610-1690) est l’auteur d’une série de tableaux de genre avec des singes se livrant à des occupations humaines.
Atelier de David Teniers, Singes au corps de garde, XVIIe s. © RMN-Grand Palais / René-Gabriel Ojéda

Le Brésil sur une carte de la fin du XVIe siècle.
Joan Martines, Carte de l’Amérique du Sud et des océans adjacents, dans Atlas nautique du monde composé de sept cartes manuscrites sur vélin, 1583 © BnF/Gallica

Ce nourrisson est emmailloté bien serré dans des langes et allaité par la nourrice de condition modeste.
Atelier des Berthélémy, La Nourrice, 1610 © RMN-Grand Palais (Sèvres, Cité de la céramique) / Martine Beck-Coppola

Léry fit figurer cette gravure représentant une famille d’Indiens du Brésil dès la première édition de son Histoire d’un voyage de 1578.
Jean de Léry, Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, Genève, A. Chuffin, 1580, p. 121 © Paris/Gallica


Dresser, éduquer, civiliser

Peu de choses sépare le petit enfant du jeune chiot avec lequel il prend plaisir à jouer. C’est ce qui apparaît à la lecture du chapitre sur la prime enfance du géant Gargantua : celui-ci laisse ses frétillants compagnons de jeux se servir sans vergogne dans son écuelle et se frotte à eux dans des caresses réciproques où des babines sont léchées et des nez égratignés.
Que l’enfant et le chiot aient beaucoup en commun, c’est aussi ce que laisse entendre le contemporain de Rabelais qu’est l’humaniste Juan Luis Vivès (1492-1540). Dans ses Dialogues latins (1538), dont le propos est très concret, sont abordées les règles d’hygiène concernant l’enfant : comment se peigner, se laver, se vêtir. On y évoque aussi les règles de maintien dans les situations de la vie quotidienne : se tenir droit, faire la révérence, être modeste et circonspect devant un supérieur, etc.
L’auteur brosse autant de petites scènes prises sur le vif. Ce faisant, nous voici dans le foyer du jeune Tullius : le garçon est accueilli par son petit chien, Ruscio, qui lui fait fête en remuant la queue. Alors que l’enfant, tout excité, propose à manger à son chien tout en s’extasiant sur son intelligence, le père du garçon intervient et lui demande s’il pourrait dire en quoi il est vraiment différent de son animal de compagnie. L’enfant reste perplexe. En vérité, tant qu’il n’est pas allé à l’école, il tient de la bête plus que de l’homme. C’est pourquoi le père s’empresse de conduire son fils au collège et en saluant le maître, il a ce mot révélateur : J’amène ce mien fils vers vous, afin que d’une bête vous fassiez un homme.
À partir du XVIe siècle, se multiplient en Europe les manuels de civilité et autres traités de savoir-vivre à destination des jeunes personnes. Pas question de laisser son fils traîner dans les rues et s’adonner au jeu, comme le font les gueux ou les jeunes pages débauchés des romans picaresques du XVIIe siècle.
L’institution scolaire est concernée, mais aussi la vie domestique. Traitant de la civilité morale des enfants, Erasme ne se contente pas de mettre l’accent sur la piété qui sied à l’enfance: : il condescend à parler de choses aussi triviales que de la manière de se moucher ou d’éternuer. C’est que la connaissance de l’alphabet, puis la pratique des arts libéraux ne sont pas dissociables de l’acquisition des bonnes manières. Rien n’échappe à l’attention des éducateurs, rien n’est laissé au hasard : de la posture assise à la manière de tenir sa plume, tout se doit d’être maîtrisé pour faire de l’enfant autre chose qu’un singe costumé.
Dans le même temps, le XVIe siècle découvre qu’une tout autre enfance est possible, sous d’autres latitudes : des accouchements ont lieu sans recourir à aucune sage-femme ; un père s’occupe lui-même de nouer le cordon du nombril ; aucun nouveau-né n’est emmailloté dans des langes ni allaité par une nourrice. Si c’est un mâle, l’enfant est placé dans un hamac avec, à ses côtés, une petite épée de bois, un petit arc et de petites flèches garnies de plumes de perroquet. Cela se passe dans la baie de Rio de Janeiro où Jean de Léry a passé plusieurs mois, accueilli par une tribu « sauvage », en 1557-1558.
Quand ils grandissent, les garçonnets tupinambas évoluent à l’aise dans des corps fermes, souples, potelés qui émerveillent l’auteur de l’Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil (1578). Cette « petite marmaille » a l’esprit délié et des mouvements aussi vifs que les lapins de garenne de chez nous. Ni les arts libéraux ni les cours de maintien ne semblent lui manquer beaucoup…


Le chien fait pleinement partie du groupe des trois frères (trois fils du duc Charles-Emmanuel Ier de Savoie) dans ce tableau flamand de la fin de la Renaissance. La signification de cette scène est ambiguë. D’un coté, nous pouvons y voir trois garçons qui jouent comme des petits chiens, mais l’animal est peut-être là pour montrer la capacité des enfants à le dominer et à se dominer. Les animaux liés à l’enfance (le chien mais aussi le singe et le perroquet) sont soit domptés, soit en marge du tableau. Les trois enfants sont sages et tiennent la pose ; ils sont en mesure de dominer les bêtes – bêtes réelles et celles qu’ils étaient eux-mêmes jusque-là.
Jan Kraeck (Giovanni Carraca), Les Trois princes de Savoie, vers 1593-1594 © Museo Sa Bassa Blanca (msbb) / Saatchi Gallery - Fundación Yannick y Ben Jakober

Quelle différence entre un chiot et un garçon ? Qu’y a il en vous, pourquoy vous soyez homme, et non luy ? Vous mangez, beuvez, dormez, marchez, courez, jouez, et il fait aussi tout cela, demande le maître Philopone à Tullius.
Beham Barthel, Enfant avec chien, 1525 © Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais / Philippe Fuzeau

Dans l’un de ses Dialogues, Vivès fait converser un père avec son fils Tullius, puis avec le maître Philopone devant le porche du collège.
Les dialogues de Jean Loys Vives, traduits de latin en françois pour l’exercice des deux langues, ausquels est adjoustée l’explication françoise des mots latins plus rares et moins usagez, par Gilles de Housteuille, avec ample déclaration et traduction des passages grecs en latin par P. de la Motte, Genève, J. Stoer, 1607, f. 6 r° © Bibliothèque de Genève / e-rara

J’amène ce mien fils vers vous, afin que d’une bête vous fassiez un homme.
Les dialogues de Jean Loys Vives, traduits de latin en françois pour l’exercice des deux langues, ausquels est adjoustée l’explication françoise des mots latins plus rares et moins usagez, par Gilles de Housteuille, avec ample déclaration et traduction des passages grecs en latin par P. de la Motte, Genève, J. Stoer, 1607, f. 7 r° © Bibliothèque de Genève / e-rara

Le célèbre De Pueris d’Érasme a été l’objet d’une adaptation française par Jean Louveau dans La Civilité puérile (1583). Les caractères d’imprimerie utilisés sont des caractères de civilité, imitant des lettres cursives gothiques.
Érasme, La Civilité puerile à laquelle avons adjousté la discipline et institution des enfans. Aussi la doctrine et enseignemens du pere de famille à la jeunesse, Paris, L. Cavellat, 1583 © Bibliothèque municipale Vendôme, Cb 78 (1) / Bibliothèques Virtuelles Humanistes, CESR, Tours (http://www.bvh.univ-tours.fr)

Au Siècle d’or espagnol, les activités répréhensibles des gueux sont à la fois un thème littéraire et un thème iconographique.
Murillo, Deux garçons jouant aux dés, vers 1670-1675 © Akademie der bildenden Künste, Vienne

Suzanne de Bourbon (1491-1521), représentée ici à un an, est la fille d’Anne de France, dame de Beaujeu, et de Pierre II de Bourbon.
Jean Hey, dit Le Maître de Moulins, Suzanne de Bourbon, dit Enfant en prière, vers 1492 © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Stéphane Maréchalle

Une méthode pour apprendre à lire qui se prétend « très facile », amusante et figurée et qui sous-entend que chaque enfant est caractérisé par une gourmandise naturelle d’apprendre.
Roti-cochon ou Méthode tres-facile pour bien apprendre les enfans a lire en latin et en françois, par des inscriptions moralement expliquées de plusieurs representations figurées de différentes choses de leurs connoissances, Dijon, C. Michard, vers 1689-1729 © BnF/Gallica

« Posture du corps pour écrire » et « tenue de la plume » telles qu’elles sont préconisées à la fin du XVIIIe siècle.
Nouvelle méthode d’enseigner l’A. B. C. et à epeller aux enfans en les amusant par des figures agréables et propres à leur faire faire des progrès dans la lecture et l’écriture presque sans maître, Lausanne, Café littéraire, 1792 © Schweizerische Institut für Kinder und Jugendmedien / e-rara

Le peintre flamand David Teniers (1610-1690) est l’auteur d’une série de tableaux de genre avec des singes se livrant à des occupations humaines.
Atelier de David Teniers, Singes au corps de garde, XVIIe s. © RMN-Grand Palais / René-Gabriel Ojéda

Le Brésil sur une carte de la fin du XVIe siècle.
Joan Martines, Carte de l’Amérique du Sud et des océans adjacents, dans Atlas nautique du monde composé de sept cartes manuscrites sur vélin, 1583 © BnF/Gallica

Ce nourrisson est emmailloté bien serré dans des langes et allaité par la nourrice de condition modeste.
Atelier des Berthélémy, La Nourrice, 1610 © RMN-Grand Palais (Sèvres, Cité de la céramique) / Martine Beck-Coppola

Léry fit figurer cette gravure représentant une famille d’Indiens du Brésil dès la première édition de son Histoire d’un voyage de 1578.
Jean de Léry, Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, Genève, A. Chuffin, 1580, p. 121 © Paris/Gallica
