Chapitre I
L’ENFANT, UN ÊTRE À FORMER
NOUVEAUX LIEUX, NOUVELLES INSTITUTIONS
DES RÉGENTS ET D’ANCIENS ÉLÈVES TÉMOIGNENT
BIBLIOTHÈQUE SONORE
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Le latin est mort, vive le latin !
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Le latin, tel le Phénix, renaît de ses cendres, il se succède à lui-même. Sur ce point, le latin se distingue du grec et de l’hébreu: son usage s’est transmis régulièrement dès les origines et s’est répandu à travers toute l’Europe pour devenir une langue de culture vivante, bien avant l’anglais. Si le latin littéraire est réservé à une élite cultivée, il existe aussi un latin «vulgaire», qui se répartit dans les dialectes romans. La prédication chrétienne contribue également à propager le latin sous ses formes orales et écrites.
Cette « domination linguistique » est si prégnante qu’Érasme, dans sa Préface à la paraphrase de saint Mathieu, réclame que l’on prononce l’Evangile dans sa langue natale, en français, en breton, en allemand… ou en indien ! François Ier, en 1539 (ordonnance de Villers-Cotterêts), décrète que, pour plus de clarté, le « langaige maternel français » validera tout acte de justice.
Le latin est la valeur culturelle par excellence, la « clef des sciences ». Selon le Dictionnaire de Furetière (1690), on dit d’un homme ignorant « qu’il ne sait ni Grec, ni Latin ». Le Dictionnaire de l’Académie (1694) donne quelques expressions éclairantes : « On appelle l’Université Le Pays Latin ; on dit, Cela sent le Pays Latin, pour dire, Cela sent le Collège ». On parle encore du Quartier Latin. Les expressions « latin de cuisine » et « y perdre son latin » sont restées également. Grammaires et lexiques fleurissent : Robert Estienne publie son Latinae linguae Thesaurus (Trésor de la langue latine) en 1531 à Paris ; Scaliger publie à Lyon, en 1540, son De causis linguae Latinae (Les Origines de la langue latine). Il poursuit une tradition initiée par Guarino de Vérone, qui édite en 1418 des Regulae grammaticales (Règles grammaticales).
Sur le plan pédagogique, en fonction des niveaux, on tire de la langue latine une utilité variée. On peut distinguer diverses démarches éducatives : première démarche, celle qui nous semble la plus naturelle, aller directement à la source latine : par exemple, le maître fait apprendre les Disticha Catonis, sentences morales attribuées à Caton, exemple-type de la vertu romaine. La brièveté de chacun des distiques (unité de deux vers) est fort commode, facile à mémoriser.
Autre approche, le bilinguisme : de nombreux textes grecs sont traduits en latin, ce qui permet de garder le contenu, l’essence du message grec, par une vulgarisation latine. Ainsi, les Fables attribuées à Ésope sont transposées en latin, outil de seconde main que les élèves apprennent à manier.
Enfin, les humanistes eux-mêmes « fabriquent » du latin, que l’on appelle aujourd’hui du « néo-latin » : les Adagia d’Érasme (1500) sont une encyclopédie d’adages, de proverbes, d’expressions figées en grec et en latin. Mieux encore, dans un esprit de « culture pratique », Érasme rédige des Formules de conversation familière, les Familiarum colloquiorum formulae (1518), classées par sujets, petit prototype de nos méthodes de langue étrangère Assimil ! Cela implique une pratique orale liée au quotidien. Les Colloques eurent une large audience pédagogique, ce qui implique que la méthode humaniste concerne même les « petites choses » en vue de choses plus grandes.
Certes les puristes pourraient se demander si ce latin artificiel est le meilleur. En tout cas, même si Érasme et d’autres ne sont pas la réincarnation de Cicéron ou d’Augustin, ils s’expriment dans un latin très fréquentable.
À un degré supérieur, on étudie des œuvres, et non des fragments choisis, et on prend comme références les grands auteurs latins, notamment Cicéron pour la prose. Ses traités les plus visités sont le De Amicitia et le De Senectute (« sur l’amitié » et « sur la vieillesse »). Sa correspondance (ars dictaminis) est constamment exploitée (il s’agit de sa correspondance familière Ad Familiares). L’intérêt est double, puisque l’enseignant peut préconiser un modèle stylistique et linguistique tout en amenant ses étudiants à en questionner le contenu idéologique. Le choix moral l’emporte parfois au détriment du talent : ainsi, dans le domaine de la comédie latine, au lieu de Plaute, à la langue plus archaïque, mais plus audacieuse, on préfère la juste mesure de Térence.
Par ailleurs, l’histoire romaine et ses grandes figures sont familières aux collégiens par l’intermédiaire de Tite-Live ou de Plutarque. Certains héros romains, à la frontière de l’histoire et de la légende, sont propres à enflammer l’imagination des jeunes garçons, comme le confessent certains écrivains se retournant sur leur enfance.
La culture latine offrait-elle des débouchés aux XVIe et XVIIe siècles ? On peut, sans trop d’artifice, distinguer le latin pour professionnels, celui des juristes et des médecins (chez Molière, les médecins soignent encore en latin…), et le latin qui mène aux études de théologie.
Il y a, bien entendu, le latin des poètes, et Joachim du Bellay avoue que son cœur est partagé entre la Muse latine, séduisante à souhait, et la Muse française, plus régulièrement sage. Le latin que dispensent les petites écoles et les collèges peut mener au désir d’une re-création cultivée. Dans cette mesure, on peut affirmer que le latin de la Renaissance est un latin vivant, multiple, alibi des pédants, outil majeur des penseurs et des théologiens. Bien des opuscules et des traités sont encore aujourd’hui à traduire du latin, qui vit en secret et attend sa seconde renaissance.
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Le succès des Disticha ne s’est pas tari à la Renaissance, quand sont apparues les premières éditions imprimées comme celle de Mathurin Cordier (en latin, grec, français), publiée par Robert Estienne en 1533 et maintes fois rééditée.
Caton, Disticha moralia, éd. Mathurin Cordier, Paris, R. Estienne, 1561, p. 9 © Bayerische StaatsBibliothek digital
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L’Italien Gabriel Faërne (1510-1561) est un de ces auteurs néo-latins du XVIe siècle qui s’adresse à un public scolaire. Ses fables tirées d’Ésope et adaptées en latin seront elles-mêmes traduites en français par Charles Perrault à la fin du XVIIe siècle, au moment où La Fontaine rencontrait le succès avec ses Fables également largement puisées chez Ésope. Cette gravure correspond à la fable « vulpes et uva », qui devient « Le renard et les raisins » chez La Fontaine (III, 11) : un renard affamé, ne pouvant atteindre de raisins mûrs, se console comme il peut : Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats.
Gabriel Faërne, Fabulae centum, ex antiquis auctoribus delectae, Rome, V. Luchinus, 1564, entre p. 18 et p. 19 © BnF/Gallica
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L’habitude de citer des adages est tellement ancrée dans les habitudes qu’une sentence dans sa propre langue peut faire venir à l’esprit un adage latin. Les Fables d’Ésope mises en vers français par Gilles Corrozet font partie de la « littérature pour la jeunesse » des années 1540. Cet exemplaire d’un livre de fables en français est un témoin de lecture qui atteste de cette pratique du bilinguisme.
Ésope, Les Fables du tresancien Esope Phrigien, trad. Gilles Corrozet, Paris, D. Janot, 1542 (frontispice) © Bayerische StaatsBibliothek digital
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« Simile simili gaudet » ([ce] qui se ressemble s’assemble) est l’adage 121 d’Érasme. Cette inscription manuscrite latine, à l’encre rouge, fait écho au dernier vers de l’apologue, qui a été souligné : « Ne te mets qu’avec ton pareil ».
Ésope, Les Fables du tresancien Esope Phrigien, trad. Gilles Corrozet, Paris, D. Janot, 1542 (Fable V « Du Lyon de la Brebis et aultres bestes ») © Bayerische StaatsBibliothek digital
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La fable V en question (« Du lion, de la brebis et aultres bestes ») parle d’un lion qui fait mine de partager une proie, mais qui s’attribue finalement toutes les parts. Elle deviendra, sous la plume de La Fontaine, la fable I, 6, illustrée par de nombreux dessinateurs.
Gustave Doré (dessinateur), Alphonse Jacques Lévy (graveur), « La génisse, la chèvre et la brebis en société avec le lion », 1868 © BnF/Gallica
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Térence est un auteur de comédies latines plus apprécié que Plaute au Moyen Âge et à la Renaissance. Il est lu et joué en latin et, en parallèle, les premières traductions françaises paraissent au XVIe siècle.
Le Grant Thérence en françoys tant en rime que en prose, Paris, G. de Bossozel, 1539, f. VII v° © BnF/Gallica
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Camille (Marcus Furius Camillus) est un général romain connu pour s’être emparé de villes étrusques et pour avoir repoussé les invasions gauloises de Rome au IVe siècle avant J.-C. Tite-Live dit de lui qu’il mérita d’être appelé, après Romulus, le second fondateur de Rome et Plutarque lui consacre une de ses Vies parallèles. La figure, bien connue à la Renaissance, suscitait encore l’admiration du jeune Henri Beyle sous la Révolution (Stendhal, Vie de Henry Brulard, chapitre 13). De gauche à droite : Brutus, Mucius Scaevola et Camillus.
Domenico Ghirlandaio [fresque], vers 1482-1484 © Palazzo Vecchio (Sala del Gigli), Florence (WGA)
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Le latin est mort, vive le latin !
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Le latin, tel le Phénix, renaît de ses cendres, il se succède à lui-même. Sur ce point, le latin se distingue du grec et de l’hébreu: son usage s’est transmis régulièrement dès les origines et s’est répandu à travers toute l’Europe pour devenir une langue de culture vivante, bien avant l’anglais. Si le latin littéraire est réservé à une élite cultivée, il existe aussi un latin «vulgaire», qui se répartit dans les dialectes romans. La prédication chrétienne contribue également à propager le latin sous ses formes orales et écrites.
Cette « domination linguistique » est si prégnante qu’Érasme, dans sa Préface à la paraphrase de saint Mathieu, réclame que l’on prononce l’Evangile dans sa langue natale, en français, en breton, en allemand… ou en indien ! François Ier, en 1539 (ordonnance de Villers-Cotterêts), décrète que, pour plus de clarté, le « langaige maternel français » validera tout acte de justice.
Le latin est la valeur culturelle par excellence, la « clef des sciences ». Selon le Dictionnaire de Furetière (1690), on dit d’un homme ignorant « qu’il ne sait ni Grec, ni Latin ». Le Dictionnaire de l’Académie (1694) donne quelques expressions éclairantes : « On appelle l’Université Le Pays Latin ; on dit, Cela sent le Pays Latin, pour dire, Cela sent le Collège ». On parle encore du Quartier Latin. Les expressions « latin de cuisine » et « y perdre son latin » sont restées également. Grammaires et lexiques fleurissent : Robert Estienne publie son Latinae linguae Thesaurus (Trésor de la langue latine) en 1531 à Paris ; Scaliger publie à Lyon, en 1540, son De causis linguae Latinae (Les Origines de la langue latine). Il poursuit une tradition initiée par Guarino de Vérone, qui édite en 1418 des Regulae grammaticales (Règles grammaticales).
Sur le plan pédagogique, en fonction des niveaux, on tire de la langue latine une utilité variée. On peut distinguer diverses démarches éducatives : première démarche, celle qui nous semble la plus naturelle, aller directement à la source latine : par exemple, le maître fait apprendre les Disticha Catonis, sentences morales attribuées à Caton, exemple-type de la vertu romaine. La brièveté de chacun des distiques (unité de deux vers) est fort commode, facile à mémoriser.
Autre approche, le bilinguisme : de nombreux textes grecs sont traduits en latin, ce qui permet de garder le contenu, l’essence du message grec, par une vulgarisation latine. Ainsi, les Fables attribuées à Ésope sont transposées en latin, outil de seconde main que les élèves apprennent à manier.
Enfin, les humanistes eux-mêmes « fabriquent » du latin, que l’on appelle aujourd’hui du « néo-latin » : les Adagia d’Érasme (1500) sont une encyclopédie d’adages, de proverbes, d’expressions figées en grec et en latin. Mieux encore, dans un esprit de « culture pratique », Érasme rédige des Formules de conversation familière, les Familiarum colloquiorum formulae (1518), classées par sujets, petit prototype de nos méthodes de langue étrangère Assimil ! Cela implique une pratique orale liée au quotidien. Les Colloques eurent une large audience pédagogique, ce qui implique que la méthode humaniste concerne même les « petites choses » en vue de choses plus grandes.
Certes les puristes pourraient se demander si ce latin artificiel est le meilleur. En tout cas, même si Érasme et d’autres ne sont pas la réincarnation de Cicéron ou d’Augustin, ils s’expriment dans un latin très fréquentable.
À un degré supérieur, on étudie des œuvres, et non des fragments choisis, et on prend comme références les grands auteurs latins, notamment Cicéron pour la prose. Ses traités les plus visités sont le De Amicitia et le De Senectute (« sur l’amitié » et « sur la vieillesse »). Sa correspondance (ars dictaminis) est constamment exploitée (il s’agit de sa correspondance familière Ad Familiares). L’intérêt est double, puisque l’enseignant peut préconiser un modèle stylistique et linguistique tout en amenant ses étudiants à en questionner le contenu idéologique. Le choix moral l’emporte parfois au détriment du talent : ainsi, dans le domaine de la comédie latine, au lieu de Plaute, à la langue plus archaïque, mais plus audacieuse, on préfère la juste mesure de Térence.
Par ailleurs, l’histoire romaine et ses grandes figures sont familières aux collégiens par l’intermédiaire de Tite-Live ou de Plutarque. Certains héros romains, à la frontière de l’histoire et de la légende, sont propres à enflammer l’imagination des jeunes garçons, comme le confessent certains écrivains se retournant sur leur enfance.
La culture latine offrait-elle des débouchés aux XVIe et XVIIe siècles ? On peut, sans trop d’artifice, distinguer le latin pour professionnels, celui des juristes et des médecins (chez Molière, les médecins soignent encore en latin…), et le latin qui mène aux études de théologie.
Il y a, bien entendu, le latin des poètes, et Joachim du Bellay avoue que son cœur est partagé entre la Muse latine, séduisante à souhait, et la Muse française, plus régulièrement sage. Le latin que dispensent les petites écoles et les collèges peut mener au désir d’une re-création cultivée. Dans cette mesure, on peut affirmer que le latin de la Renaissance est un latin vivant, multiple, alibi des pédants, outil majeur des penseurs et des théologiens. Bien des opuscules et des traités sont encore aujourd’hui à traduire du latin, qui vit en secret et attend sa seconde renaissance.
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Le succès des Disticha ne s’est pas tari à la Renaissance, quand sont apparues les premières éditions imprimées comme celle de Mathurin Cordier (en latin, grec, français), publiée par Robert Estienne en 1533 et maintes fois rééditée.
Caton, Disticha moralia, éd. Mathurin Cordier, Paris, R. Estienne, 1561, p. 9 © Bayerische StaatsBibliothek digital
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L’Italien Gabriel Faërne (1510-1561) est un de ces auteurs néo-latins du XVIe siècle qui s’adresse à un public scolaire. Ses fables tirées d’Ésope et adaptées en latin seront elles-mêmes traduites en français par Charles Perrault à la fin du XVIIe siècle, au moment où La Fontaine rencontrait le succès avec ses Fables également largement puisées chez Ésope. Cette gravure correspond à la fable « vulpes et uva », qui devient « Le renard et les raisins » chez La Fontaine (III, 11) : un renard affamé, ne pouvant atteindre de raisins mûrs, se console comme il peut : Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats.
Gabriel Faërne, Fabulae centum, ex antiquis auctoribus delectae, Rome, V. Luchinus, 1564, entre p. 18 et p. 19 © BnF/Gallica
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L’habitude de citer des adages est tellement ancrée dans les habitudes qu’une sentence dans sa propre langue peut faire venir à l’esprit un adage latin. Les Fables d’Ésope mises en vers français par Gilles Corrozet font partie de la « littérature pour la jeunesse » des années 1540. Cet exemplaire d’un livre de fables en français est un témoin de lecture qui atteste de cette pratique du bilinguisme.
Ésope, Les Fables du tresancien Esope Phrigien, trad. Gilles Corrozet, Paris, D. Janot, 1542 (frontispice) © Bayerische StaatsBibliothek digital
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« Simile simili gaudet » ([ce] qui se ressemble s’assemble) est l’adage 121 d’Érasme. Cette inscription manuscrite latine, à l’encre rouge, fait écho au dernier vers de l’apologue, qui a été souligné : « Ne te mets qu’avec ton pareil ».
Ésope, Les Fables du tresancien Esope Phrigien, trad. Gilles Corrozet, Paris, D. Janot, 1542 (Fable V « Du Lyon de la Brebis et aultres bestes ») © Bayerische StaatsBibliothek digital
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La fable V en question (« Du lion, de la brebis et aultres bestes ») parle d’un lion qui fait mine de partager une proie, mais qui s’attribue finalement toutes les parts. Elle deviendra, sous la plume de La Fontaine, la fable I, 6, illustrée par de nombreux dessinateurs.
Gustave Doré (dessinateur), Alphonse Jacques Lévy (graveur), « La génisse, la chèvre et la brebis en société avec le lion », 1868 © BnF/Gallica
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Térence est un auteur de comédies latines plus apprécié que Plaute au Moyen Âge et à la Renaissance. Il est lu et joué en latin et, en parallèle, les premières traductions françaises paraissent au XVIe siècle.
Le Grant Thérence en françoys tant en rime que en prose, Paris, G. de Bossozel, 1539, f. VII v° © BnF/Gallica
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Camille (Marcus Furius Camillus) est un général romain connu pour s’être emparé de villes étrusques et pour avoir repoussé les invasions gauloises de Rome au IVe siècle avant J.-C. Tite-Live dit de lui qu’il mérita d’être appelé, après Romulus, le second fondateur de Rome et Plutarque lui consacre une de ses Vies parallèles. La figure, bien connue à la Renaissance, suscitait encore l’admiration du jeune Henri Beyle sous la Révolution (Stendhal, Vie de Henry Brulard, chapitre 13). De gauche à droite : Brutus, Mucius Scaevola et Camillus.
Domenico Ghirlandaio [fresque], vers 1482-1484 © Palazzo Vecchio (Sala del Gigli), Florence (WGA)
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Le latin est mort, vive le latin !
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Le latin, tel le Phénix, renaît de ses cendres, il se succède à lui-même. Sur ce point, le latin se distingue du grec et de l’hébreu: son usage s’est transmis régulièrement dès les origines et s’est répandu à travers toute l’Europe pour devenir une langue de culture vivante, bien avant l’anglais. Si le latin littéraire est réservé à une élite cultivée, il existe aussi un latin «vulgaire», qui se répartit dans les dialectes romans. La prédication chrétienne contribue également à propager le latin sous ses formes orales et écrites.
Cette « domination linguistique » est si prégnante qu’Érasme, dans sa Préface à la paraphrase de saint Mathieu, réclame que l’on prononce l’Evangile dans sa langue natale, en français, en breton, en allemand… ou en indien ! François Ier, en 1539 (ordonnance de Villers-Cotterêts), décrète que, pour plus de clarté, le « langaige maternel français » validera tout acte de justice.
Le latin est la valeur culturelle par excellence, la « clef des sciences ». Selon le Dictionnaire de Furetière (1690), on dit d’un homme ignorant « qu’il ne sait ni Grec, ni Latin ». Le Dictionnaire de l’Académie (1694) donne quelques expressions éclairantes : « On appelle l’Université Le Pays Latin ; on dit, Cela sent le Pays Latin, pour dire, Cela sent le Collège ». On parle encore du Quartier Latin. Les expressions « latin de cuisine » et « y perdre son latin » sont restées également. Grammaires et lexiques fleurissent : Robert Estienne publie son Latinae linguae Thesaurus (Trésor de la langue latine) en 1531 à Paris ; Scaliger publie à Lyon, en 1540, son De causis linguae Latinae (Les Origines de la langue latine). Il poursuit une tradition initiée par Guarino de Vérone, qui édite en 1418 des Regulae grammaticales (Règles grammaticales).
Sur le plan pédagogique, en fonction des niveaux, on tire de la langue latine une utilité variée. On peut distinguer diverses démarches éducatives : première démarche, celle qui nous semble la plus naturelle, aller directement à la source latine : par exemple, le maître fait apprendre les Disticha Catonis, sentences morales attribuées à Caton, exemple-type de la vertu romaine. La brièveté de chacun des distiques (unité de deux vers) est fort commode, facile à mémoriser.
Autre approche, le bilinguisme : de nombreux textes grecs sont traduits en latin, ce qui permet de garder le contenu, l’essence du message grec, par une vulgarisation latine. Ainsi, les Fables attribuées à Ésope sont transposées en latin, outil de seconde main que les élèves apprennent à manier.
Enfin, les humanistes eux-mêmes « fabriquent » du latin, que l’on appelle aujourd’hui du « néo-latin » : les Adagia d’Érasme (1500) sont une encyclopédie d’adages, de proverbes, d’expressions figées en grec et en latin. Mieux encore, dans un esprit de « culture pratique », Érasme rédige des Formules de conversation familière, les Familiarum colloquiorum formulae (1518), classées par sujets, petit prototype de nos méthodes de langue étrangère Assimil ! Cela implique une pratique orale liée au quotidien. Les Colloques eurent une large audience pédagogique, ce qui implique que la méthode humaniste concerne même les « petites choses » en vue de choses plus grandes.
Certes les puristes pourraient se demander si ce latin artificiel est le meilleur. En tout cas, même si Érasme et d’autres ne sont pas la réincarnation de Cicéron ou d’Augustin, ils s’expriment dans un latin très fréquentable.
À un degré supérieur, on étudie des œuvres, et non des fragments choisis, et on prend comme références les grands auteurs latins, notamment Cicéron pour la prose. Ses traités les plus visités sont le De Amicitia et le De Senectute (« sur l’amitié » et « sur la vieillesse »). Sa correspondance (ars dictaminis) est constamment exploitée (il s’agit de sa correspondance familière Ad Familiares). L’intérêt est double, puisque l’enseignant peut préconiser un modèle stylistique et linguistique tout en amenant ses étudiants à en questionner le contenu idéologique. Le choix moral l’emporte parfois au détriment du talent : ainsi, dans le domaine de la comédie latine, au lieu de Plaute, à la langue plus archaïque, mais plus audacieuse, on préfère la juste mesure de Térence.
Par ailleurs, l’histoire romaine et ses grandes figures sont familières aux collégiens par l’intermédiaire de Tite-Live ou de Plutarque. Certains héros romains, à la frontière de l’histoire et de la légende, sont propres à enflammer l’imagination des jeunes garçons, comme le confessent certains écrivains se retournant sur leur enfance.
La culture latine offrait-elle des débouchés aux XVIe et XVIIe siècles ? On peut, sans trop d’artifice, distinguer le latin pour professionnels, celui des juristes et des médecins (chez Molière, les médecins soignent encore en latin…), et le latin qui mène aux études de théologie.
Il y a, bien entendu, le latin des poètes, et Joachim du Bellay avoue que son cœur est partagé entre la Muse latine, séduisante à souhait, et la Muse française, plus régulièrement sage. Le latin que dispensent les petites écoles et les collèges peut mener au désir d’une re-création cultivée. Dans cette mesure, on peut affirmer que le latin de la Renaissance est un latin vivant, multiple, alibi des pédants, outil majeur des penseurs et des théologiens. Bien des opuscules et des traités sont encore aujourd’hui à traduire du latin, qui vit en secret et attend sa seconde renaissance.
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Le succès des Disticha ne s’est pas tari à la Renaissance, quand sont apparues les premières éditions imprimées comme celle de Mathurin Cordier (en latin, grec, français), publiée par Robert Estienne en 1533 et maintes fois rééditée.
Caton, Disticha moralia, éd. Mathurin Cordier, Paris, R. Estienne, 1561, p. 9 © Bayerische StaatsBibliothek digital
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L’Italien Gabriel Faërne (1510-1561) est un de ces auteurs néo-latins du XVIe siècle qui s’adresse à un public scolaire. Ses fables tirées d’Ésope et adaptées en latin seront elles-mêmes traduites en français par Charles Perrault à la fin du XVIIe siècle, au moment où La Fontaine rencontrait le succès avec ses Fables également largement puisées chez Ésope. Cette gravure correspond à la fable « vulpes et uva », qui devient « Le renard et les raisins » chez La Fontaine (III, 11) : un renard affamé, ne pouvant atteindre de raisins mûrs, se console comme il peut : Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats.
Gabriel Faërne, Fabulae centum, ex antiquis auctoribus delectae, Rome, V. Luchinus, 1564, entre p. 18 et p. 19 © BnF/Gallica
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L’habitude de citer des adages est tellement ancrée dans les habitudes qu’une sentence dans sa propre langue peut faire venir à l’esprit un adage latin. Les Fables d’Ésope mises en vers français par Gilles Corrozet font partie de la « littérature pour la jeunesse » des années 1540. Cet exemplaire d’un livre de fables en français est un témoin de lecture qui atteste de cette pratique du bilinguisme.
Ésope, Les Fables du tresancien Esope Phrigien, trad. Gilles Corrozet, Paris, D. Janot, 1542 (frontispice) © Bayerische StaatsBibliothek digital
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« Simile simili gaudet » ([ce] qui se ressemble s’assemble) est l’adage 121 d’Érasme. Cette inscription manuscrite latine, à l’encre rouge, fait écho au dernier vers de l’apologue, qui a été souligné : « Ne te mets qu’avec ton pareil ».
Ésope, Les Fables du tresancien Esope Phrigien, trad. Gilles Corrozet, Paris, D. Janot, 1542 (Fable V « Du Lyon de la Brebis et aultres bestes ») © Bayerische StaatsBibliothek digital
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La fable V en question (« Du lion, de la brebis et aultres bestes ») parle d’un lion qui fait mine de partager une proie, mais qui s’attribue finalement toutes les parts. Elle deviendra, sous la plume de La Fontaine, la fable I, 6, illustrée par de nombreux dessinateurs.
Gustave Doré (dessinateur), Alphonse Jacques Lévy (graveur), « La génisse, la chèvre et la brebis en société avec le lion », 1868 © BnF/Gallica
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Térence est un auteur de comédies latines plus apprécié que Plaute au Moyen Âge et à la Renaissance. Il est lu et joué en latin et, en parallèle, les premières traductions françaises paraissent au XVIe siècle.
Le Grant Thérence en françoys tant en rime que en prose, Paris, G. de Bossozel, 1539, f. VII v° © BnF/Gallica
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Camille (Marcus Furius Camillus) est un général romain connu pour s’être emparé de villes étrusques et pour avoir repoussé les invasions gauloises de Rome au IVe siècle avant J.-C. Tite-Live dit de lui qu’il mérita d’être appelé, après Romulus, le second fondateur de Rome et Plutarque lui consacre une de ses Vies parallèles. La figure, bien connue à la Renaissance, suscitait encore l’admiration du jeune Henri Beyle sous la Révolution (Stendhal, Vie de Henry Brulard, chapitre 13). De gauche à droite : Brutus, Mucius Scaevola et Camillus.
Domenico Ghirlandaio [fresque], vers 1482-1484 © Palazzo Vecchio (Sala del Gigli), Florence (WGA)
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Le latin est mort, vive le latin !
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Le latin, tel le Phénix, renaît de ses cendres, il se succède à lui-même. Sur ce point, le latin se distingue du grec et de l’hébreu: son usage s’est transmis régulièrement dès les origines et s’est répandu à travers toute l’Europe pour devenir une langue de culture vivante, bien avant l’anglais. Si le latin littéraire est réservé à une élite cultivée, il existe aussi un latin «vulgaire», qui se répartit dans les dialectes romans. La prédication chrétienne contribue également à propager le latin sous ses formes orales et écrites.
Cette « domination linguistique » est si prégnante qu’Érasme, dans sa Préface à la paraphrase de saint Mathieu, réclame que l’on prononce l’Evangile dans sa langue natale, en français, en breton, en allemand… ou en indien ! François Ier, en 1539 (ordonnance de Villers-Cotterêts), décrète que, pour plus de clarté, le « langaige maternel français » validera tout acte de justice.
Le latin est la valeur culturelle par excellence, la « clef des sciences ». Selon le Dictionnaire de Furetière (1690), on dit d’un homme ignorant « qu’il ne sait ni Grec, ni Latin ». Le Dictionnaire de l’Académie (1694) donne quelques expressions éclairantes : « On appelle l’Université Le Pays Latin ; on dit, Cela sent le Pays Latin, pour dire, Cela sent le Collège ». On parle encore du Quartier Latin. Les expressions « latin de cuisine » et « y perdre son latin » sont restées également. Grammaires et lexiques fleurissent : Robert Estienne publie son Latinae linguae Thesaurus (Trésor de la langue latine) en 1531 à Paris ; Scaliger publie à Lyon, en 1540, son De causis linguae Latinae (Les Origines de la langue latine). Il poursuit une tradition initiée par Guarino de Vérone, qui édite en 1418 des Regulae grammaticales (Règles grammaticales).
Sur le plan pédagogique, en fonction des niveaux, on tire de la langue latine une utilité variée. On peut distinguer diverses démarches éducatives : première démarche, celle qui nous semble la plus naturelle, aller directement à la source latine : par exemple, le maître fait apprendre les Disticha Catonis, sentences morales attribuées à Caton, exemple-type de la vertu romaine. La brièveté de chacun des distiques (unité de deux vers) est fort commode, facile à mémoriser.
Autre approche, le bilinguisme : de nombreux textes grecs sont traduits en latin, ce qui permet de garder le contenu, l’essence du message grec, par une vulgarisation latine. Ainsi, les Fables attribuées à Ésope sont transposées en latin, outil de seconde main que les élèves apprennent à manier.
Enfin, les humanistes eux-mêmes « fabriquent » du latin, que l’on appelle aujourd’hui du « néo-latin » : les Adagia d’Érasme (1500) sont une encyclopédie d’adages, de proverbes, d’expressions figées en grec et en latin. Mieux encore, dans un esprit de « culture pratique », Érasme rédige des Formules de conversation familière, les Familiarum colloquiorum formulae (1518), classées par sujets, petit prototype de nos méthodes de langue étrangère Assimil ! Cela implique une pratique orale liée au quotidien. Les Colloques eurent une large audience pédagogique, ce qui implique que la méthode humaniste concerne même les « petites choses » en vue de choses plus grandes.
Certes les puristes pourraient se demander si ce latin artificiel est le meilleur. En tout cas, même si Érasme et d’autres ne sont pas la réincarnation de Cicéron ou d’Augustin, ils s’expriment dans un latin très fréquentable.
À un degré supérieur, on étudie des œuvres, et non des fragments choisis, et on prend comme références les grands auteurs latins, notamment Cicéron pour la prose. Ses traités les plus visités sont le De Amicitia et le De Senectute (« sur l’amitié » et « sur la vieillesse »). Sa correspondance (ars dictaminis) est constamment exploitée (il s’agit de sa correspondance familière Ad Familiares). L’intérêt est double, puisque l’enseignant peut préconiser un modèle stylistique et linguistique tout en amenant ses étudiants à en questionner le contenu idéologique. Le choix moral l’emporte parfois au détriment du talent : ainsi, dans le domaine de la comédie latine, au lieu de Plaute, à la langue plus archaïque, mais plus audacieuse, on préfère la juste mesure de Térence.
Par ailleurs, l’histoire romaine et ses grandes figures sont familières aux collégiens par l’intermédiaire de Tite-Live ou de Plutarque. Certains héros romains, à la frontière de l’histoire et de la légende, sont propres à enflammer l’imagination des jeunes garçons, comme le confessent certains écrivains se retournant sur leur enfance.
La culture latine offrait-elle des débouchés aux XVIe et XVIIe siècles ? On peut, sans trop d’artifice, distinguer le latin pour professionnels, celui des juristes et des médecins (chez Molière, les médecins soignent encore en latin…), et le latin qui mène aux études de théologie.
Il y a, bien entendu, le latin des poètes, et Joachim du Bellay avoue que son cœur est partagé entre la Muse latine, séduisante à souhait, et la Muse française, plus régulièrement sage. Le latin que dispensent les petites écoles et les collèges peut mener au désir d’une re-création cultivée. Dans cette mesure, on peut affirmer que le latin de la Renaissance est un latin vivant, multiple, alibi des pédants, outil majeur des penseurs et des théologiens. Bien des opuscules et des traités sont encore aujourd’hui à traduire du latin, qui vit en secret et attend sa seconde renaissance.
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Le succès des Disticha ne s’est pas tari à la Renaissance, quand sont apparues les premières éditions imprimées comme celle de Mathurin Cordier (en latin, grec, français), publiée par Robert Estienne en 1533 et maintes fois rééditée.
Caton, Disticha moralia, éd. Mathurin Cordier, Paris, R. Estienne, 1561, p. 9 © Bayerische StaatsBibliothek digital
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L’Italien Gabriel Faërne (1510-1561) est un de ces auteurs néo-latins du XVIe siècle qui s’adresse à un public scolaire. Ses fables tirées d’Ésope et adaptées en latin seront elles-mêmes traduites en français par Charles Perrault à la fin du XVIIe siècle, au moment où La Fontaine rencontrait le succès avec ses Fables également largement puisées chez Ésope. Cette gravure correspond à la fable « vulpes et uva », qui devient « Le renard et les raisins » chez La Fontaine (III, 11) : un renard affamé, ne pouvant atteindre de raisins mûrs, se console comme il peut : Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats.
Gabriel Faërne, Fabulae centum, ex antiquis auctoribus delectae, Rome, V. Luchinus, 1564, entre p. 18 et p. 19 © BnF/Gallica
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L’habitude de citer des adages est tellement ancrée dans les habitudes qu’une sentence dans sa propre langue peut faire venir à l’esprit un adage latin. Les Fables d’Ésope mises en vers français par Gilles Corrozet font partie de la « littérature pour la jeunesse » des années 1540. Cet exemplaire d’un livre de fables en français est un témoin de lecture qui atteste de cette pratique du bilinguisme.
Ésope, Les Fables du tresancien Esope Phrigien, trad. Gilles Corrozet, Paris, D. Janot, 1542 (frontispice) © Bayerische StaatsBibliothek digital
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« Simile simili gaudet » ([ce] qui se ressemble s’assemble) est l’adage 121 d’Érasme. Cette inscription manuscrite latine, à l’encre rouge, fait écho au dernier vers de l’apologue, qui a été souligné : « Ne te mets qu’avec ton pareil ».
Ésope, Les Fables du tresancien Esope Phrigien, trad. Gilles Corrozet, Paris, D. Janot, 1542 (Fable V « Du Lyon de la Brebis et aultres bestes ») © Bayerische StaatsBibliothek digital
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La fable V en question (« Du lion, de la brebis et aultres bestes ») parle d’un lion qui fait mine de partager une proie, mais qui s’attribue finalement toutes les parts. Elle deviendra, sous la plume de La Fontaine, la fable I, 6, illustrée par de nombreux dessinateurs.
Gustave Doré (dessinateur), Alphonse Jacques Lévy (graveur), « La génisse, la chèvre et la brebis en société avec le lion », 1868 © BnF/Gallica
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Térence est un auteur de comédies latines plus apprécié que Plaute au Moyen Âge et à la Renaissance. Il est lu et joué en latin et, en parallèle, les premières traductions françaises paraissent au XVIe siècle.
Le Grant Thérence en françoys tant en rime que en prose, Paris, G. de Bossozel, 1539, f. VII v° © BnF/Gallica
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Camille (Marcus Furius Camillus) est un général romain connu pour s’être emparé de villes étrusques et pour avoir repoussé les invasions gauloises de Rome au IVe siècle avant J.-C. Tite-Live dit de lui qu’il mérita d’être appelé, après Romulus, le second fondateur de Rome et Plutarque lui consacre une de ses Vies parallèles. La figure, bien connue à la Renaissance, suscitait encore l’admiration du jeune Henri Beyle sous la Révolution (Stendhal, Vie de Henry Brulard, chapitre 13). De gauche à droite : Brutus, Mucius Scaevola et Camillus.
Domenico Ghirlandaio [fresque], vers 1482-1484 © Palazzo Vecchio (Sala del Gigli), Florence (WGA)
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