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Chapitre I

L’ENFANT, UN ÊTRE À FORMER

NOUVEAUX LIEUX, NOUVELLES INSTITUTIONS

DES RÉGENTS ET D’ANCIENS ÉLÈVES TÉMOIGNENT

BIBLIOTHÈQUE SONORE

Priorité à l’éducation

Melanchthon ne mâche pas ses mots quand il est question d’éducation : Éduquer les jeunes gens est plus important que de s’emparer de Troie. Il faut dire que le sujet lui tient à cœur. Celui qu’on appelle « le professeur de l’Allemagne » s’efforça de rénover le système scolaire au moment où l’humanisme et la Réforme posaient les fondements du droit au savoir pour tous. Les écoles latines se multiplient alors en Europe. Par des exercices quotidiens en latin, on y apprend les disciplines de base et l’on se forme aussi à la piété.

Pour Aristote, les dispositions présentes en nous ont besoin d’être mises en pratique par des activités répétées. C’est précisément là qu’intervient le maître, favorisant par la pratique l’essor de talents intellectuels, artistiques, physiques et de belles dispositions morales :  La façon dont on est élevé dès l'enfance n’a pas, dans ces conditions, une mince importance. Que dis-je ? Cette importance est extrême, elle est tout à fait essentielle.

Les études rendent-elles plus humains ?

Les premiers maîtres en sagesse étant les Anciens, les professeurs humanistes valorisent plus que tout la fréquentation de l’héritage classique. L’éducation a toujours pour socle les arts libéraux chers aux Médiévaux : grammaire, rhétorique, dialectique. Mais on reconnaît un rôle formateur à l’étude des « bons auteurs » (latins et grecs) et des « bonnes lettres » (bonae litterae). Par leur contact et dans un environnement stimulant, où la gradation des difficultés a été bien pensée, on peut faire jaillir des semences de sagesse qui sont innées en nous, mais qui y sont comme emprisonnées. Se consacrer aux « études d’humanité », se plonger dans la lecture des Anciens, se familiariser avec les lettres latines et grecques qui sont censées nous rendre plus sages, plus humains (humaniores), ce serait un peu comme battre un silex pour en faire jaillir des étincelles. Battre le silex, voilà donc, pour ainsi dire, le rôle attribué aux études classiques.

Expansion européenne du mouvement

C’est dès la fin du XVe siècle que le renouvellement de la culture venu d’Italie s’est répandu jusqu’en Europe du nord. Ainsi, Rodolphe Agricola (vers 1443-1485) – l’un des pionniers de la restauration des lettres classiques – a étudié en Italie avant de retourner aux Pays-Bas, où il est en contact avec Alexander Hegius von Heek, le recteur de l’école latine de Deventer fréquentée par le jeune Érasme.

Un cahier d’élève que nous avons conservé témoigne de l’expansion géographique de cette rénovation culturelle. En 1498-1499, un écolier rhénan de treize ans a étudié Virgile et Ovide à l’école latine de Sélestat. Il s’agit du futur érudit Beatus Rhenanus (1485-1547) qui sera proche d’Érasme. Le jeune collégien a recopié avec application, au centre de la page de son cahier, un poème des Fastes d’Ovide et voilà qu’il couvre de commentaires les marges de la page, sous la dictée de son professeur.

Idéal et réalités

À l’éducation médiévale scolastique, les pédagogues modernes reprochent l’usage de châtiments corporels et, sur le fond, la mémorisation à outrance, le formalisme des raisonnements et la transmission de savoirs périmés.

Faut-il idéaliser pour autant la formation dispensée dans les collèges d’humanités ? Les témoignages qui nous sont parvenus montrent que les collégiens des XVIe et XVIIe siècle gardent souvent un souvenir morose de leurs années d’études. Ils sont pourtant issus de collèges réputés, comme le collège de Guyenne pour Montaigne, le collège royal Henri IV de La Flèche pour Descartes, ou encore l’Académie protestante de Saumur pour l’élite protestante. Les jeunes étudiants se sentent corsetés, soumis à un emploi du temps d’une grande monotonie et à des exercices savants incompréhensibles, comme la rédaction d’exercices écrits d’éloquence. Brimés, menés à la dure, il n’est pas rare qu’ils réagissent par du tapage et des chahuts mémorables. Les registres de l’Académie de Saumur gardent la trace de provocations et de violences de la part d’une jeunesse turbulente. Rien à voir avec ce jeune Cicéron de la Renaissance figuré en élève modèle, concentré sur sa lecture dans un environnement harmonieux.

Convergences

Quels programmes d’études les humanistes du XVIe siècle élaborent-ils ? Qu’ils soient catholiques ou protestants, qu’ils soient précepteurs privés comme Érasme finançant ainsi ses études de théologie à Paris dans les années 1495, ou qu’ils soient régents, voire directeurs d’écoles comme John Colet à Londres et Jean Sturm à Strasbourg, ils préconisent un enseignement rénové aux sources antiques et donnent une large place à l’instruction morale et religieuse.

L’apprentissage du latin doit être précoce de manière à ce que l’élève soit capable de composer des épîtres et des discours en latin au collège. Quant au grec ancien, il donne accès aux Tragiques, aux grands orateurs, aux philosophes. De fait, la sagesse est à puiser chez Socrate, Pythagore, Platon et Aristote aussi bien que chez le roi Salomon. Un lecteur chrétien retrouvera ainsi avec satisfaction, dans des textes grecs, une condamnation de la démesure et de l’orgueil humain. La fréquentation des Anciens apprend aussi à séparer vraies et fausses valeurs, ce qui est le but de l’enseignement, comme le rappelle Thomas More.

Un programme ambitieux

Le maître doit savoir retenir sa férule en classe et utiliser des stratégies de contournement par la curiosité, le jeu ou l’émulation. Il doit chercher à allier les lettres aux arts et aux sciences ; l’élégance de l’expression aux connaissances ; le savoir à la piété ; l’étude des livres à l’observation directe de la nature, des astres et de la vie urbaine ; la culture du corps, indispensable au chevalier, à celle de l’esprit. Selon le mot de Montaigne, ce n’est pas une âme, ce n’est pas un corps qu’on dresse : c’est un homme.

Le jeune noble Philippe Duplessis Mornay (1549-1623), futur compagnon d’Henri IV et fondateur de l’Académie de Saumur, entreprend d’appliquer ce programme presque à la lettre. Après un premier cycle scolaire perturbé par des maladies et les troubles civils qui éclatent en 1562, il veut rattraper le temps perdu auprès d’un précepteur privé à Paris. Il assiste aux leçons données dans les collèges d’humanités, malgré la honte ressentie pour la différence d’âge avec ses condisciples (il a près des vingt ans en 1568). Puis, sur les conseils de l’humaniste Hugues Languet (1518-1581), il se rend à Padoue où il continue des études de droit sans cesser de s’exercer aux armes. Et le soir, il prend plaisir à herboriser pour n’avoir aucune heure vide, comme l’écrit la mémorialiste Charlotte du Mornay, sa femme.

Garçons vs. filles

De Juan Luis Vivès à Montaigne, les humanistes sont d’accord sur un point essentiel : tout précepteur doit s’intéresser au développement cognitif et physique de l’enfant et l’écouter, le regarder évoluer – pour adapter les locaux, la manière d’enseigner, le rythme de travail et l’emploi du temps journalier en fonction de ces données.

Il faut reconnaître que cela est plus aisé pour un précepteur particulier que pour un régent dans une salle de classe. Mais l’éducation publique a d’autres avantages : au plaisir de sociabilité se joint l’aiguillon de l’émulation.

Quant aux filles, elles ne sont pas à exclure de l’instruction dans les « bonnes lettres ». Car il n’y a rien de tel pour occuper l’esprit, tandis que l’oisiveté peut entraîner sur un terrain glissant ! Certains lettrés procurent une éducation particulièrement soignée et poussée à leurs filles, qu’il s’agisse de Thomas More (1478-1535) ou, au siècle suivant, du professeur Tanneguy Le Febvre (1615-1672), qui initie sa fille Anne au grec, à Saumur. Cette dernière, devenue Madame Dacier (vers 1647-1720), se rend célèbre à la fin du XVIIe siècle par sa traduction en français de l’Iliade et de l’Odyssée.

Les voix des humanistes sont cependant plurielles. L’accumulation de savoirs est portée aux nues par les uns. D’autres, comme Montaigne, se méfient des excès qui peuvent conduire au pédantisme. Aux « têtes bien pleines », il préfère la « tête bien faite » de l’honnête homme et aux livres, il préfère parfois les voyages.

Au château de Montaigne

Le caractère prioritaire que revêt l’éducation au XVIe siècle dans les milieux pénétrés par les idées venues d’Italie est visible avec l’exemple de Montaigne. Pierre Eyquem, de retour des guerres d’Italie, a été particulièrement soucieux de l’éducation de son fils. Pour commencer, il a recruté un latiniste allemand au château pour converser en latin avec le petit dans la vie quotidienne. Il a employé des musiciens pour le faire réveiller doucement au son des instruments. Il l’a pourvu d’un répétiteur lorsqu’il est parti étudier au collège de Guyenne. Mais de surcroît, l’écrivain dit qu’il doit à son père l’apprentissage facile du grec : ils se renvoyaient des mots grecs comme s’ils se renvoyaient la balle, son père et lui. Même s’il avoue qu’il ne lui en reste plus grand-chose au moment où il se retire dans sa tour, c’est un fait que de nombreuses sentences grecques ornent les poutres de sa « librairie », là où l’écrivain annotait ses livres préférés et dictait ses pensées.

Priorité à l’éducation

Melanchthon ne mâche pas ses mots quand il est question d’éducation : Éduquer les jeunes gens est plus important que de s’emparer de Troie. Il faut dire que le sujet lui tient à cœur. Celui qu’on appelle « le professeur de l’Allemagne » s’efforça de rénover le système scolaire au moment où l’humanisme et la Réforme posaient les fondements du droit au savoir pour tous. Les écoles latines se multiplient alors en Europe. Par des exercices quotidiens en latin, on y apprend les disciplines de base et l’on se forme aussi à la piété.

Pour Aristote, les dispositions présentes en nous ont besoin d’être mises en pratique par des activités répétées. C’est précisément là qu’intervient le maître, favorisant par la pratique l’essor de talents intellectuels, artistiques, physiques et de belles dispositions morales :  La façon dont on est élevé dès l'enfance n’a pas, dans ces conditions, une mince importance. Que dis-je ? Cette importance est extrême, elle est tout à fait essentielle.

Les études rendent-elles plus humains ?

Les premiers maîtres en sagesse étant les Anciens, les professeurs humanistes valorisent plus que tout la fréquentation de l’héritage classique. L’éducation a toujours pour socle les arts libéraux chers aux Médiévaux : grammaire, rhétorique, dialectique. Mais on reconnaît un rôle formateur à l’étude des « bons auteurs » (latins et grecs) et des « bonnes lettres » (bonae litterae). Par leur contact et dans un environnement stimulant, où la gradation des difficultés a été bien pensée, on peut faire jaillir des semences de sagesse qui sont innées en nous, mais qui y sont comme emprisonnées. Se consacrer aux « études d’humanité », se plonger dans la lecture des Anciens, se familiariser avec les lettres latines et grecques qui sont censées nous rendre plus sages, plus humains (humaniores), ce serait un peu comme battre un silex pour en faire jaillir des étincelles. Battre le silex, voilà donc, pour ainsi dire, le rôle attribué aux études classiques.

Expansion européenne du mouvement

C’est dès la fin du XVe siècle que le renouvellement de la culture venu d’Italie s’est répandu jusqu’en Europe du nord. Ainsi, Rodolphe Agricola (vers 1443-1485) – l’un des pionniers de la restauration des lettres classiques – a étudié en Italie avant de retourner aux Pays-Bas, où il est en contact avec Alexander Hegius von Heek, le recteur de l’école latine de Deventer fréquentée par le jeune Érasme.

Un cahier d’élève que nous avons conservé témoigne de l’expansion géographique de cette rénovation culturelle. En 1498-1499, un écolier rhénan de treize ans a étudié Virgile et Ovide à l’école latine de Sélestat. Il s’agit du futur érudit Beatus Rhenanus (1485-1547) qui sera proche d’Érasme. Le jeune collégien a recopié avec application, au centre de la page de son cahier, un poème des Fastes d’Ovide et voilà qu’il couvre de commentaires les marges de la page, sous la dictée de son professeur.

Idéal et réalités

À l’éducation médiévale scolastique, les pédagogues modernes reprochent l’usage de châtiments corporels et, sur le fond, la mémorisation à outrance, le formalisme des raisonnements et la transmission de savoirs périmés.

Faut-il idéaliser pour autant la formation dispensée dans les collèges d’humanités ? Les témoignages qui nous sont parvenus montrent que les collégiens des XVIe et XVIIe siècle gardent souvent un souvenir morose de leurs années d’études. Ils sont pourtant issus de collèges réputés, comme le collège de Guyenne pour Montaigne, le collège royal Henri IV de La Flèche pour Descartes, ou encore l’Académie protestante de Saumur pour l’élite protestante. Les jeunes étudiants se sentent corsetés, soumis à un emploi du temps d’une grande monotonie et à des exercices savants incompréhensibles, comme la rédaction d’exercices écrits d’éloquence. Brimés, menés à la dure, il n’est pas rare qu’ils réagissent par du tapage et des chahuts mémorables. Les registres de l’Académie de Saumur gardent la trace de provocations et de violences de la part d’une jeunesse turbulente. Rien à voir avec ce jeune Cicéron de la Renaissance figuré en élève modèle, concentré sur sa lecture dans un environnement harmonieux.

Convergences

Quels programmes d’études les humanistes du XVIe siècle élaborent-ils ? Qu’ils soient catholiques ou protestants, qu’ils soient précepteurs privés comme Érasme finançant ainsi ses études de théologie à Paris dans les années 1495, ou qu’ils soient régents, voire directeurs d’écoles comme John Colet à Londres et Jean Sturm à Strasbourg, ils préconisent un enseignement rénové aux sources antiques et donnent une large place à l’instruction morale et religieuse.

L’apprentissage du latin doit être précoce de manière à ce que l’élève soit capable de composer des épîtres et des discours en latin au collège. Quant au grec ancien, il donne accès aux Tragiques, aux grands orateurs, aux philosophes. De fait, la sagesse est à puiser chez Socrate, Pythagore, Platon et Aristote aussi bien que chez le roi Salomon. Un lecteur chrétien retrouvera ainsi avec satisfaction, dans des textes grecs, une condamnation de la démesure et de l’orgueil humain. La fréquentation des Anciens apprend aussi à séparer vraies et fausses valeurs, ce qui est le but de l’enseignement, comme le rappelle Thomas More.

Un programme ambitieux

Le maître doit savoir retenir sa férule en classe et utiliser des stratégies de contournement par la curiosité, le jeu ou l’émulation. Il doit chercher à allier les lettres aux arts et aux sciences ; l’élégance de l’expression aux connaissances ; le savoir à la piété ; l’étude des livres à l’observation directe de la nature, des astres et de la vie urbaine ; la culture du corps, indispensable au chevalier, à celle de l’esprit. Selon le mot de Montaigne, ce n’est pas une âme, ce n’est pas un corps qu’on dresse : c’est un homme.

Le jeune noble Philippe Duplessis Mornay (1549-1623), futur compagnon d’Henri IV et fondateur de l’Académie de Saumur, entreprend d’appliquer ce programme presque à la lettre. Après un premier cycle scolaire perturbé par des maladies et les troubles civils qui éclatent en 1562, il veut rattraper le temps perdu auprès d’un précepteur privé à Paris. Il assiste aux leçons données dans les collèges d’humanités, malgré la honte ressentie pour la différence d’âge avec ses condisciples (il a près des vingt ans en 1568). Puis, sur les conseils de l’humaniste Hugues Languet (1518-1581), il se rend à Padoue où il continue des études de droit sans cesser de s’exercer aux armes. Et le soir, il prend plaisir à herboriser pour n’avoir aucune heure vide, comme l’écrit la mémorialiste Charlotte du Mornay, sa femme.

Garçons vs. filles

De Juan Luis Vivès à Montaigne, les humanistes sont d’accord sur un point essentiel : tout précepteur doit s’intéresser au développement cognitif et physique de l’enfant et l’écouter, le regarder évoluer – pour adapter les locaux, la manière d’enseigner, le rythme de travail et l’emploi du temps journalier en fonction de ces données.

Il faut reconnaître que cela est plus aisé pour un précepteur particulier que pour un régent dans une salle de classe. Mais l’éducation publique a d’autres avantages : au plaisir de sociabilité se joint l’aiguillon de l’émulation.

Quant aux filles, elles ne sont pas à exclure de l’instruction dans les « bonnes lettres ». Car il n’y a rien de tel pour occuper l’esprit, tandis que l’oisiveté peut entraîner sur un terrain glissant ! Certains lettrés procurent une éducation particulièrement soignée et poussée à leurs filles, qu’il s’agisse de Thomas More (1478-1535) ou, au siècle suivant, du professeur Tanneguy Le Febvre (1615-1672), qui initie sa fille Anne au grec, à Saumur. Cette dernière, devenue Madame Dacier (vers 1647-1720), se rend célèbre à la fin du XVIIe siècle par sa traduction en français de l’Iliade et de l’Odyssée.

Les voix des humanistes sont cependant plurielles. L’accumulation de savoirs est portée aux nues par les uns. D’autres, comme Montaigne, se méfient des excès qui peuvent conduire au pédantisme. Aux « têtes bien pleines », il préfère la « tête bien faite » de l’honnête homme et aux livres, il préfère parfois les voyages.

Au château de Montaigne

Le caractère prioritaire que revêt l’éducation au XVIe siècle dans les milieux pénétrés par les idées venues d’Italie est visible avec l’exemple de Montaigne. Pierre Eyquem, de retour des guerres d’Italie, a été particulièrement soucieux de l’éducation de son fils. Pour commencer, il a recruté un latiniste allemand au château pour converser en latin avec le petit dans la vie quotidienne. Il a employé des musiciens pour le faire réveiller doucement au son des instruments. Il l’a pourvu d’un répétiteur lorsqu’il est parti étudier au collège de Guyenne. Mais de surcroît, l’écrivain dit qu’il doit à son père l’apprentissage facile du grec : ils se renvoyaient des mots grecs comme s’ils se renvoyaient la balle, son père et lui. Même s’il avoue qu’il ne lui en reste plus grand-chose au moment où il se retire dans sa tour, c’est un fait que de nombreuses sentences grecques ornent les poutres de sa « librairie », là où l’écrivain annotait ses livres préférés et dictait ses pensées.

Priorité à l’éducation

Melanchthon ne mâche pas ses mots quand il est question d’éducation : Éduquer les jeunes gens est plus important que de s’emparer de Troie. Il faut dire que le sujet lui tient à cœur. Celui qu’on appelle « le professeur de l’Allemagne » s’efforça de rénover le système scolaire au moment où l’humanisme et la Réforme posaient les fondements du droit au savoir pour tous. Les écoles latines se multiplient alors en Europe. Par des exercices quotidiens en latin, on y apprend les disciplines de base et l’on se forme aussi à la piété.

Pour Aristote, les dispositions présentes en nous ont besoin d’être mises en pratique par des activités répétées. C’est précisément là qu’intervient le maître, favorisant par la pratique l’essor de talents intellectuels, artistiques, physiques et de belles dispositions morales :  La façon dont on est élevé dès l'enfance n’a pas, dans ces conditions, une mince importance. Que dis-je ? Cette importance est extrême, elle est tout à fait essentielle.

Les études rendent-elles plus humains ?

Les premiers maîtres en sagesse étant les Anciens, les professeurs humanistes valorisent plus que tout la fréquentation de l’héritage classique. L’éducation a toujours pour socle les arts libéraux chers aux Médiévaux : grammaire, rhétorique, dialectique. Mais on reconnaît un rôle formateur à l’étude des « bons auteurs » (latins et grecs) et des « bonnes lettres » (bonae litterae). Par leur contact et dans un environnement stimulant, où la gradation des difficultés a été bien pensée, on peut faire jaillir des semences de sagesse qui sont innées en nous, mais qui y sont comme emprisonnées. Se consacrer aux « études d’humanité », se plonger dans la lecture des Anciens, se familiariser avec les lettres latines et grecques qui sont censées nous rendre plus sages, plus humains (humaniores), ce serait un peu comme battre un silex pour en faire jaillir des étincelles. Battre le silex, voilà donc, pour ainsi dire, le rôle attribué aux études classiques.

Expansion européenne du mouvement

C’est dès la fin du XVe siècle que le renouvellement de la culture venu d’Italie s’est répandu jusqu’en Europe du nord. Ainsi, Rodolphe Agricola (vers 1443-1485) – l’un des pionniers de la restauration des lettres classiques – a étudié en Italie avant de retourner aux Pays-Bas, où il est en contact avec Alexander Hegius von Heek, le recteur de l’école latine de Deventer fréquentée par le jeune Érasme.

Un cahier d’élève que nous avons conservé témoigne de l’expansion géographique de cette rénovation culturelle. En 1498-1499, un écolier rhénan de treize ans a étudié Virgile et Ovide à l’école latine de Sélestat. Il s’agit du futur érudit Beatus Rhenanus (1485-1547) qui sera proche d’Érasme. Le jeune collégien a recopié avec application, au centre de la page de son cahier, un poème des Fastes d’Ovide et voilà qu’il couvre de commentaires les marges de la page, sous la dictée de son professeur.

Idéal et réalités

À l’éducation médiévale scolastique, les pédagogues modernes reprochent l’usage de châtiments corporels et, sur le fond, la mémorisation à outrance, le formalisme des raisonnements et la transmission de savoirs périmés.

Faut-il idéaliser pour autant la formation dispensée dans les collèges d’humanités ? Les témoignages qui nous sont parvenus montrent que les collégiens des XVIe et XVIIe siècle gardent souvent un souvenir morose de leurs années d’études. Ils sont pourtant issus de collèges réputés, comme le collège de Guyenne pour Montaigne, le collège royal Henri IV de La Flèche pour Descartes, ou encore l’Académie protestante de Saumur pour l’élite protestante. Les jeunes étudiants se sentent corsetés, soumis à un emploi du temps d’une grande monotonie et à des exercices savants incompréhensibles, comme la rédaction d’exercices écrits d’éloquence. Brimés, menés à la dure, il n’est pas rare qu’ils réagissent par du tapage et des chahuts mémorables. Les registres de l’Académie de Saumur gardent la trace de provocations et de violences de la part d’une jeunesse turbulente. Rien à voir avec ce jeune Cicéron de la Renaissance figuré en élève modèle, concentré sur sa lecture dans un environnement harmonieux.

Convergences

Quels programmes d’études les humanistes du XVIe siècle élaborent-ils ? Qu’ils soient catholiques ou protestants, qu’ils soient précepteurs privés comme Érasme finançant ainsi ses études de théologie à Paris dans les années 1495, ou qu’ils soient régents, voire directeurs d’écoles comme John Colet à Londres et Jean Sturm à Strasbourg, ils préconisent un enseignement rénové aux sources antiques et donnent une large place à l’instruction morale et religieuse.

L’apprentissage du latin doit être précoce de manière à ce que l’élève soit capable de composer des épîtres et des discours en latin au collège. Quant au grec ancien, il donne accès aux Tragiques, aux grands orateurs, aux philosophes. De fait, la sagesse est à puiser chez Socrate, Pythagore, Platon et Aristote aussi bien que chez le roi Salomon. Un lecteur chrétien retrouvera ainsi avec satisfaction, dans des textes grecs, une condamnation de la démesure et de l’orgueil humain. La fréquentation des Anciens apprend aussi à séparer vraies et fausses valeurs, ce qui est le but de l’enseignement, comme le rappelle Thomas More.

Un programme ambitieux

Le maître doit savoir retenir sa férule en classe et utiliser des stratégies de contournement par la curiosité, le jeu ou l’émulation. Il doit chercher à allier les lettres aux arts et aux sciences ; l’élégance de l’expression aux connaissances ; le savoir à la piété ; l’étude des livres à l’observation directe de la nature, des astres et de la vie urbaine ; la culture du corps, indispensable au chevalier, à celle de l’esprit. Selon le mot de Montaigne, ce n’est pas une âme, ce n’est pas un corps qu’on dresse : c’est un homme.

Le jeune noble Philippe Duplessis Mornay (1549-1623), futur compagnon d’Henri IV et fondateur de l’Académie de Saumur, entreprend d’appliquer ce programme presque à la lettre. Après un premier cycle scolaire perturbé par des maladies et les troubles civils qui éclatent en 1562, il veut rattraper le temps perdu auprès d’un précepteur privé à Paris. Il assiste aux leçons données dans les collèges d’humanités, malgré la honte ressentie pour la différence d’âge avec ses condisciples (il a près des vingt ans en 1568). Puis, sur les conseils de l’humaniste Hugues Languet (1518-1581), il se rend à Padoue où il continue des études de droit sans cesser de s’exercer aux armes. Et le soir, il prend plaisir à herboriser pour n’avoir aucune heure vide, comme l’écrit la mémorialiste Charlotte du Mornay, sa femme.

Garçons vs. filles

De Juan Luis Vivès à Montaigne, les humanistes sont d’accord sur un point essentiel : tout précepteur doit s’intéresser au développement cognitif et physique de l’enfant et l’écouter, le regarder évoluer – pour adapter les locaux, la manière d’enseigner, le rythme de travail et l’emploi du temps journalier en fonction de ces données.

Il faut reconnaître que cela est plus aisé pour un précepteur particulier que pour un régent dans une salle de classe. Mais l’éducation publique a d’autres avantages : au plaisir de sociabilité se joint l’aiguillon de l’émulation.

Quant aux filles, elles ne sont pas à exclure de l’instruction dans les « bonnes lettres ». Car il n’y a rien de tel pour occuper l’esprit, tandis que l’oisiveté peut entraîner sur un terrain glissant ! Certains lettrés procurent une éducation particulièrement soignée et poussée à leurs filles, qu’il s’agisse de Thomas More (1478-1535) ou, au siècle suivant, du professeur Tanneguy Le Febvre (1615-1672), qui initie sa fille Anne au grec, à Saumur. Cette dernière, devenue Madame Dacier (vers 1647-1720), se rend célèbre à la fin du XVIIe siècle par sa traduction en français de l’Iliade et de l’Odyssée.

Les voix des humanistes sont cependant plurielles. L’accumulation de savoirs est portée aux nues par les uns. D’autres, comme Montaigne, se méfient des excès qui peuvent conduire au pédantisme. Aux « têtes bien pleines », il préfère la « tête bien faite » de l’honnête homme et aux livres, il préfère parfois les voyages.

Au château de Montaigne

Le caractère prioritaire que revêt l’éducation au XVIe siècle dans les milieux pénétrés par les idées venues d’Italie est visible avec l’exemple de Montaigne. Pierre Eyquem, de retour des guerres d’Italie, a été particulièrement soucieux de l’éducation de son fils. Pour commencer, il a recruté un latiniste allemand au château pour converser en latin avec le petit dans la vie quotidienne. Il a employé des musiciens pour le faire réveiller doucement au son des instruments. Il l’a pourvu d’un répétiteur lorsqu’il est parti étudier au collège de Guyenne. Mais de surcroît, l’écrivain dit qu’il doit à son père l’apprentissage facile du grec : ils se renvoyaient des mots grecs comme s’ils se renvoyaient la balle, son père et lui. Même s’il avoue qu’il ne lui en reste plus grand-chose au moment où il se retire dans sa tour, c’est un fait que de nombreuses sentences grecques ornent les poutres de sa « librairie », là où l’écrivain annotait ses livres préférés et dictait ses pensées.

Priorité à l’éducation

Melanchthon ne mâche pas ses mots quand il est question d’éducation : Éduquer les jeunes gens est plus important que de s’emparer de Troie. Il faut dire que le sujet lui tient à cœur. Celui qu’on appelle « le professeur de l’Allemagne » s’efforça de rénover le système scolaire au moment où l’humanisme et la Réforme posaient les fondements du droit au savoir pour tous. Les écoles latines se multiplient alors en Europe. Par des exercices quotidiens en latin, on y apprend les disciplines de base et l’on se forme aussi à la piété.

Pour Aristote, les dispositions présentes en nous ont besoin d’être mises en pratique par des activités répétées. C’est précisément là qu’intervient le maître, favorisant par la pratique l’essor de talents intellectuels, artistiques, physiques et de belles dispositions morales :  La façon dont on est élevé dès l'enfance n’a pas, dans ces conditions, une mince importance. Que dis-je ? Cette importance est extrême, elle est tout à fait essentielle.

Les études rendent-elles plus humains ?

Les premiers maîtres en sagesse étant les Anciens, les professeurs humanistes valorisent plus que tout la fréquentation de l’héritage classique. L’éducation a toujours pour socle les arts libéraux chers aux Médiévaux : grammaire, rhétorique, dialectique. Mais on reconnaît un rôle formateur à l’étude des « bons auteurs » (latins et grecs) et des « bonnes lettres » (bonae litterae). Par leur contact et dans un environnement stimulant, où la gradation des difficultés a été bien pensée, on peut faire jaillir des semences de sagesse qui sont innées en nous, mais qui y sont comme emprisonnées. Se consacrer aux « études d’humanité », se plonger dans la lecture des Anciens, se familiariser avec les lettres latines et grecques qui sont censées nous rendre plus sages, plus humains (humaniores), ce serait un peu comme battre un silex pour en faire jaillir des étincelles. Battre le silex, voilà donc, pour ainsi dire, le rôle attribué aux études classiques.

Expansion européenne du mouvement

C’est dès la fin du XVe siècle que le renouvellement de la culture venu d’Italie s’est répandu jusqu’en Europe du nord. Ainsi, Rodolphe Agricola (vers 1443-1485) – l’un des pionniers de la restauration des lettres classiques – a étudié en Italie avant de retourner aux Pays-Bas, où il est en contact avec Alexander Hegius von Heek, le recteur de l’école latine de Deventer fréquentée par le jeune Érasme.

Un cahier d’élève que nous avons conservé témoigne de l’expansion géographique de cette rénovation culturelle. En 1498-1499, un écolier rhénan de treize ans a étudié Virgile et Ovide à l’école latine de Sélestat. Il s’agit du futur érudit Beatus Rhenanus (1485-1547) qui sera proche d’Érasme. Le jeune collégien a recopié avec application, au centre de la page de son cahier, un poème des Fastes d’Ovide et voilà qu’il couvre de commentaires les marges de la page, sous la dictée de son professeur.

Idéal et réalités

À l’éducation médiévale scolastique, les pédagogues modernes reprochent l’usage de châtiments corporels et, sur le fond, la mémorisation à outrance, le formalisme des raisonnements et la transmission de savoirs périmés.

Faut-il idéaliser pour autant la formation dispensée dans les collèges d’humanités ? Les témoignages qui nous sont parvenus montrent que les collégiens des XVIe et XVIIe siècle gardent souvent un souvenir morose de leurs années d’études. Ils sont pourtant issus de collèges réputés, comme le collège de Guyenne pour Montaigne, le collège royal Henri IV de La Flèche pour Descartes, ou encore l’Académie protestante de Saumur pour l’élite protestante. Les jeunes étudiants se sentent corsetés, soumis à un emploi du temps d’une grande monotonie et à des exercices savants incompréhensibles, comme la rédaction d’exercices écrits d’éloquence. Brimés, menés à la dure, il n’est pas rare qu’ils réagissent par du tapage et des chahuts mémorables. Les registres de l’Académie de Saumur gardent la trace de provocations et de violences de la part d’une jeunesse turbulente. Rien à voir avec ce jeune Cicéron de la Renaissance figuré en élève modèle, concentré sur sa lecture dans un environnement harmonieux.

Convergences

Quels programmes d’études les humanistes du XVIe siècle élaborent-ils ? Qu’ils soient catholiques ou protestants, qu’ils soient précepteurs privés comme Érasme finançant ainsi ses études de théologie à Paris dans les années 1495, ou qu’ils soient régents, voire directeurs d’écoles comme John Colet à Londres et Jean Sturm à Strasbourg, ils préconisent un enseignement rénové aux sources antiques et donnent une large place à l’instruction morale et religieuse.

L’apprentissage du latin doit être précoce de manière à ce que l’élève soit capable de composer des épîtres et des discours en latin au collège. Quant au grec ancien, il donne accès aux Tragiques, aux grands orateurs, aux philosophes. De fait, la sagesse est à puiser chez Socrate, Pythagore, Platon et Aristote aussi bien que chez le roi Salomon. Un lecteur chrétien retrouvera ainsi avec satisfaction, dans des textes grecs, une condamnation de la démesure et de l’orgueil humain. La fréquentation des Anciens apprend aussi à séparer vraies et fausses valeurs, ce qui est le but de l’enseignement, comme le rappelle Thomas More.

Un programme ambitieux

Le maître doit savoir retenir sa férule en classe et utiliser des stratégies de contournement par la curiosité, le jeu ou l’émulation. Il doit chercher à allier les lettres aux arts et aux sciences ; l’élégance de l’expression aux connaissances ; le savoir à la piété ; l’étude des livres à l’observation directe de la nature, des astres et de la vie urbaine ; la culture du corps, indispensable au chevalier, à celle de l’esprit. Selon le mot de Montaigne, ce n’est pas une âme, ce n’est pas un corps qu’on dresse : c’est un homme.

Le jeune noble Philippe Duplessis Mornay (1549-1623), futur compagnon d’Henri IV et fondateur de l’Académie de Saumur, entreprend d’appliquer ce programme presque à la lettre. Après un premier cycle scolaire perturbé par des maladies et les troubles civils qui éclatent en 1562, il veut rattraper le temps perdu auprès d’un précepteur privé à Paris. Il assiste aux leçons données dans les collèges d’humanités, malgré la honte ressentie pour la différence d’âge avec ses condisciples (il a près des vingt ans en 1568). Puis, sur les conseils de l’humaniste Hugues Languet (1518-1581), il se rend à Padoue où il continue des études de droit sans cesser de s’exercer aux armes. Et le soir, il prend plaisir à herboriser pour n’avoir aucune heure vide, comme l’écrit la mémorialiste Charlotte du Mornay, sa femme.

Garçons vs. filles

De Juan Luis Vivès à Montaigne, les humanistes sont d’accord sur un point essentiel : tout précepteur doit s’intéresser au développement cognitif et physique de l’enfant et l’écouter, le regarder évoluer – pour adapter les locaux, la manière d’enseigner, le rythme de travail et l’emploi du temps journalier en fonction de ces données.

Il faut reconnaître que cela est plus aisé pour un précepteur particulier que pour un régent dans une salle de classe. Mais l’éducation publique a d’autres avantages : au plaisir de sociabilité se joint l’aiguillon de l’émulation.

Quant aux filles, elles ne sont pas à exclure de l’instruction dans les « bonnes lettres ». Car il n’y a rien de tel pour occuper l’esprit, tandis que l’oisiveté peut entraîner sur un terrain glissant ! Certains lettrés procurent une éducation particulièrement soignée et poussée à leurs filles, qu’il s’agisse de Thomas More (1478-1535) ou, au siècle suivant, du professeur Tanneguy Le Febvre (1615-1672), qui initie sa fille Anne au grec, à Saumur. Cette dernière, devenue Madame Dacier (vers 1647-1720), se rend célèbre à la fin du XVIIe siècle par sa traduction en français de l’Iliade et de l’Odyssée.

Les voix des humanistes sont cependant plurielles. L’accumulation de savoirs est portée aux nues par les uns. D’autres, comme Montaigne, se méfient des excès qui peuvent conduire au pédantisme. Aux « têtes bien pleines », il préfère la « tête bien faite » de l’honnête homme et aux livres, il préfère parfois les voyages.

Au château de Montaigne

Le caractère prioritaire que revêt l’éducation au XVIe siècle dans les milieux pénétrés par les idées venues d’Italie est visible avec l’exemple de Montaigne. Pierre Eyquem, de retour des guerres d’Italie, a été particulièrement soucieux de l’éducation de son fils. Pour commencer, il a recruté un latiniste allemand au château pour converser en latin avec le petit dans la vie quotidienne. Il a employé des musiciens pour le faire réveiller doucement au son des instruments. Il l’a pourvu d’un répétiteur lorsqu’il est parti étudier au collège de Guyenne. Mais de surcroît, l’écrivain dit qu’il doit à son père l’apprentissage facile du grec : ils se renvoyaient des mots grecs comme s’ils se renvoyaient la balle, son père et lui. Même s’il avoue qu’il ne lui en reste plus grand-chose au moment où il se retire dans sa tour, c’est un fait que de nombreuses sentences grecques ornent les poutres de sa « librairie », là où l’écrivain annotait ses livres préférés et dictait ses pensées.