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Zohra

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58 ans, née au Maroc

Fragments d’histoire de langues

Terrain 5 : Adultes, 2016-2017.
Corpus : Hanan Loughmari
Analyses et construction du portrait : Hanan Loughmari et Aude Bretegnier

  • Femme de 58 ans, née au Maroc vers la fin des années 50, arrivée en France au milieu des années 70.
  • Sa langue maternelle est l’arabe dialectal marocain. Musulmane, l’arabe littéral est sa langue de religion.
  • Jamais scolarisée à l’école française, éducation coranique, ne sait pas lire ou écrire l’arabe.
  • Mariée au milieu des années 70, Zohra est envoyée en France rejoindre son mari, fonde son foyer. Dans un réseau interactionnel réduit, Zohra n’a, pendant longtemps, pas accès à l’apprentissage du français.
  • Les enfants réussissent à l’école, le français, au fil des années d’école, s’inscrit, à côté de l’arabe, dans l’univers langagier familial.
  • En insécurité linguistique en français, Zohra n’ose pas, pendant longtemps, s’emparer de la langue, mais le contact s’opère alors qu’elle est confrontée à la problématique de surdité de l’une de ses plus jeunes filles, avec laquelle, accompagnant en tant que mère son éducation « par oralisation » en français, elle commence à pratiquer et à s’approprier la langue.
  • Zohra a 58 ans, née au Maroc vers la fin des années 50, marquées par l’indépendance du pays, dans un village rural de l’Est marocain. Elle est, dans sa fratrie, parmi les plus jeunes. Sa langue maternelle est l’arabe dialectal marocain (darija).
  • Zohra n’a jamais été scolarisée à l’école française, mais ce n’est pas, précise-t-elle, parce que son père ne le voulait pas : Lui le voulait, justement. Très attaché aux apprentissages scolaires, il avait fait le choix de scolariser non seulement ses fils, mais aussi ses filles. Son frère et sa sœur ainés ont ainsi pu aller à l’école primaire, mais le décès prématuré de leur père, intervenu alors que Zohra était en âge de commencer l’école, a brutalement interrompu ce projet éducatif.
  • Elle exprime un vécu d’injustice, de double peine, privée de son père mais aussi d’école. La mort de ce père pleinement associé à son désir d’école, produit pour Zohra une double rupture, du point de la filiation, l’autorité décisionnelle de la famille – masculine – passant alors à un autre homme, et, en conséquent, de l’affiliation, par le projet socio-éducatif qu’avait le père pour ses enfants, que Zohra avait désiré, et qui s’écroule, sera, désormais radicalement modifié.
  • Avec l’éducation, c’est aussi le français qui lui est refusé, qui demeure ainsi langue des Autres, symbole d’une mobilité à laquelle elle n’a pas accès, réservé à une certaine élite, pour elle, « variété d’exclusion » (Bretegnier, 1996).
  • Vers le milieu des années 70, Zohra, mariée, quitte le Maroc pour rejoindre son mari marocain qui travaille en France, bénéficiant du droit au regroupement familial*. Mais ce départ, en écho duquel elle évoque le déchirement ressenti d’avoir dû « quitter sa mère », elle ne l’a pas choisi, son mariage relève d’un arrangement.

Privée de père, d’école et d’accès au français, comme détournée d’un projet de mobilité socio-éducative et linguistique

* Note de contextualisation : En France, la procédure du regroupement familial, qui s’inscrit dans un contexte de durcissement de la politique d’immigration, est instaurée sous le septennat du Président V. Giscard d’Estaing, par décret du 29 avril 1976.

Marie-Claude Munoz, « Epouser au pays, vivre en France », (1999 : 105), décrit un continuum de mariages diversement arrangés, « prescrits » ou simplement imposés, plus ou moins consentis…

  • En France, le réseau interactionnel de Zohra est restreint, la famille, quelques amis, où seul l’arabe est en usage. Un premier enfant nait, les naissances se succèdent, ponctuent les années qui passent, dans un quotidien où les besoins en français sont presque inexistants.
  • Dans les pratiques langagières du foyer, l’arabe est le vernaculaire du couple, des interactions avec les enfants. Au fil des années d’école, le français entre pourtant progressivement, à côté de l’arabe, dans la sphère familiale, mais longtemps le contact s’opère peu, une frontière se maintient, « nous / eux », le français demeure associé à l’école, l’extérieur, langue de l’Autre.
  • Au fil des années qui passent, en particulier au contact des enfants écoliers, Zohra commence à comprendre le français, mais ses besoins linguistiques restent faibles, sa compétence évolue peu. Elle estime encore, au moment de l’entretien, parler un « français cassé », et cette insécurité linguistique l’a longtemps empêchée d’oser s’exprimer en français, même avec les enfants précise-t-elle, surtout avec eux, peut-on penser, pour ne pas risquer, parent se percevant contre-modèle langagier, de les détourner de la variété légitime.
  • Malgré, ou avec sa compétence langagière minimale, sa non-culture scolaire, Zohra suit de près la scolarité des enfants, leurs progrès en français. A ce sujet elle est très fière, car eux « ont fait de longues études », ont « réussi », sont devenus locuteurs pleinement légitimes du français, … un peu, aussi, sa réussite à elle, une forme de revanche sur la vie. La fierté qu’elle exprime par rapport à cette mobilité sociolinguistique, s’associe dans le discours à la satisfaction éprouvée d’avoir pu leur transmettre l’arabe, que cette langue soit demeurée maternelle, au ressenti, à ce sujet, de « devoir accompli ».

« Eux » / « nous », une frontière linguistique: le français langue des Autres

Zo. : - on entendait que les enfants apprenaient le français à l’école mais nous / on ne s’y intéressait pas /

Zo. : - mon français / c’est un français cassé / un parler cassé

Z. : - [les enfants] ils ont le français facile / comme nous on a l'arabe facile /

Zo. : - ils parlent comme ci comme ça / les enfants d’ici / arabe mélangé /

De la dualité au contact, un continuum de pratiques et compétences bi- / inter—lingues

  • Une décennie de vie passée en France, mais Zohra s’est encore peu approprié le français. Un tournant se produit à la naissance de sa plus jeune fille, malentendante, dont elle va suivre la scolarisation de manière beaucoup plus active qu’elle n’avait pu le faire avec ses autres enfants.
  • Très investie dans le quotidien des interactions avec sa fille, Zohra accompagne son éducation par oralisation*, qui ne s’opère que dans une langue, le français. Elle n’est plus, comme avec ses autres enfants, spectatrice de l’appropriation, mais impliquée en interaction d’étayage. C’est ainsi avec cette fille malentendante qui n’apprenait à communiquer qu’en français, que Zohra, dans un processus de co-apprentissage, se met à pratiquer, à percevoir le français comme plus familier, à oser parler, et au-delà, à investir cette langue comme vecteur d’une relation filiale, de transmission, une langue co-identitaire.
  • Aujourd’hui, prenant du recul sur l’évolution des pratiques langagières familiales, elle se souvient de l’apparition progressive d’alternances, de glissements, d’un continuum de pratiques et de compétences qu’elle catégorise : « arabe facile », « arabe mélangé », « français cassé », « français facile », qui rendent compte de l’asymétrie intergénérationnelle des compétences, et à travers cela peut-être, d’une assimilation linguistique en cours.
  • Apprendre à lire et à écrire en atelier, le déclic s’est produit récemment pour Zohra, « c’est dur », mais ça lui plait, elle apprécie pouvoir ainsi se retrouver, ces temps de regourpements. Devenir grand-mère a joué comme déclencheur, a posé des questions de compétences, elle voudra maintenant vraiment suivre les devoirs, mais aussi des questions de transmission et de devenir, elle est heureuse que ses petits-enfants parlent encore l’arabe, d’avoir pu maintenir en partage la langue de filiation, fait de ses enfants des Français intégrés mais pas assimilés, des locuteurs bilingues.

Fière de ses descendants, intégrés mais pas assimilés, des locuteurs bilingues

* Note de contextualisation : En France, dans le domaine de la prise en charge éducative des enfants sourds, l’orientation « oraliste », de « (ré)éducation par la seule langue vocale » [excluant la langue des signes] domine dans les années 70 et se pratique encore dans les années 80 (Mugnier, Estève et Millet, 2006 : 83).

Sa fille malentendante devient son interlocutrice en co-apprentissage

Le français s’investit comme co-identitaire

Devenir grand-mère, des questions de transmission et de compétences…

Plan de l’exposition →
Imaginaires plurilingues entre familles et écoles : expériences, parcours, démarches didactiques

58 ans, née au Maroc

Fragments d’histoire de langues

Terrain 5 : Adultes, 2016-2017.
Corpus : Hanan Loughmari
Analyses et construction du portrait : Hanan Loughmari et Aude Bretegnier

  • Femme de 58 ans, née au Maroc vers la fin des années 50, arrivée en France au milieu des années 70.
  • Sa langue maternelle est l’arabe dialectal marocain. Musulmane, l’arabe littéral est sa langue de religion.
  • Jamais scolarisée à l’école française, éducation coranique, ne sait pas lire ou écrire l’arabe.
  • Mariée au milieu des années 70, Zohra est envoyée en France rejoindre son mari, fonde son foyer. Dans un réseau interactionnel réduit, Zohra n’a, pendant longtemps, pas accès à l’apprentissage du français.
  • Les enfants réussissent à l’école, le français, au fil des années d’école, s’inscrit, à côté de l’arabe, dans l’univers langagier familial.
  • En insécurité linguistique en français, Zohra n’ose pas, pendant longtemps, s’emparer de la langue, mais le contact s’opère alors qu’elle est confrontée à la problématique de surdité de l’une de ses plus jeunes filles, avec laquelle, accompagnant en tant que mère son éducation « par oralisation » en français, elle commence à pratiquer et à s’approprier la langue.
  • Zohra a 58 ans, née au Maroc vers la fin des années 50, marquées par l’indépendance du pays, dans un village rural de l’Est marocain. Elle est, dans sa fratrie, parmi les plus jeunes. Sa langue maternelle est l’arabe dialectal marocain (darija).
  • Zohra n’a jamais été scolarisée à l’école française, mais ce n’est pas, précise-t-elle, parce que son père ne le voulait pas : Lui le voulait, justement. Très attaché aux apprentissages scolaires, il avait fait le choix de scolariser non seulement ses fils, mais aussi ses filles. Son frère et sa sœur ainés ont ainsi pu aller à l’école primaire, mais le décès prématuré de leur père, intervenu alors que Zohra était en âge de commencer l’école, a brutalement interrompu ce projet éducatif.
  • Elle exprime un vécu d’injustice, de double peine, privée de son père mais aussi d’école. La mort de ce père pleinement associé à son désir d’école, produit pour Zohra une double rupture, du point de la filiation, l’autorité décisionnelle de la famille – masculine – passant alors à un autre homme, et, en conséquent, de l’affiliation, par le projet socio-éducatif qu’avait le père pour ses enfants, que Zohra avait désiré, et qui s’écroule, sera, désormais radicalement modifié.
  • Avec l’éducation, c’est aussi le français qui lui est refusé, qui demeure ainsi langue des Autres, symbole d’une mobilité à laquelle elle n’a pas accès, réservé à une certaine élite, pour elle, « variété d’exclusion » (Bretegnier, 1996).
  • Vers le milieu des années 70, Zohra, mariée, quitte le Maroc pour rejoindre son mari marocain qui travaille en France, bénéficiant du droit au regroupement familial*. Mais ce départ, en écho duquel elle évoque le déchirement ressenti d’avoir dû « quitter sa mère », elle ne l’a pas choisi, son mariage relève d’un arrangement.

Privée de père, d’école et d’accès au français, comme détournée d’un projet de mobilité socio-éducative et linguistique

* Note de contextualisation : En France, la procédure du regroupement familial, qui s’inscrit dans un contexte de durcissement de la politique d’immigration, est instaurée sous le septennat du Président V. Giscard d’Estaing, par décret du 29 avril 1976.

Marie-Claude Munoz, « Epouser au pays, vivre en France », (1999 : 105), décrit un continuum de mariages diversement arrangés, « prescrits » ou simplement imposés, plus ou moins consentis…

  • En France, le réseau interactionnel de Zohra est restreint, la famille, quelques amis, où seul l’arabe est en usage. Un premier enfant nait, les naissances se succèdent, ponctuent les années qui passent, dans un quotidien où les besoins en français sont presque inexistants.
  • Dans les pratiques langagières du foyer, l’arabe est le vernaculaire du couple, des interactions avec les enfants. Au fil des années d’école, le français entre pourtant progressivement, à côté de l’arabe, dans la sphère familiale, mais longtemps le contact s’opère peu, une frontière se maintient, « nous / eux », le français demeure associé à l’école, l’extérieur, langue de l’Autre.
  • Au fil des années qui passent, en particulier au contact des enfants écoliers, Zohra commence à comprendre le français, mais ses besoins linguistiques restent faibles, sa compétence évolue peu. Elle estime encore, au moment de l’entretien, parler un « français cassé », et cette insécurité linguistique l’a longtemps empêchée d’oser s’exprimer en français, même avec les enfants précise-t-elle, surtout avec eux, peut-on penser, pour ne pas risquer, parent se percevant contre-modèle langagier, de les détourner de la variété légitime.
  • Malgré, ou avec sa compétence langagière minimale, sa non-culture scolaire, Zohra suit de près la scolarité des enfants, leurs progrès en français. A ce sujet elle est très fière, car eux « ont fait de longues études », ont « réussi », sont devenus locuteurs pleinement légitimes du français, … un peu, aussi, sa réussite à elle, une forme de revanche sur la vie. La fierté qu’elle exprime par rapport à cette mobilité sociolinguistique, s’associe dans le discours à la satisfaction éprouvée d’avoir pu leur transmettre l’arabe, que cette langue soit demeurée maternelle, au ressenti, à ce sujet, de « devoir accompli ».

« Eux » / « nous », une frontière linguistique: le français langue des Autres

Zo. : - on entendait que les enfants apprenaient le français à l’école mais nous / on ne s’y intéressait pas /

Zo. : - mon français / c’est un français cassé / un parler cassé

Z. : - [les enfants] ils ont le français facile / comme nous on a l'arabe facile /

Zo. : - ils parlent comme ci comme ça / les enfants d’ici / arabe mélangé /

De la dualité au contact, un continuum de pratiques et compétences bi- / inter—lingues

  • Une décennie de vie passée en France, mais Zohra s’est encore peu approprié le français. Un tournant se produit à la naissance de sa plus jeune fille, malentendante, dont elle va suivre la scolarisation de manière beaucoup plus active qu’elle n’avait pu le faire avec ses autres enfants.
  • Très investie dans le quotidien des interactions avec sa fille, Zohra accompagne son éducation par oralisation*, qui ne s’opère que dans une langue, le français. Elle n’est plus, comme avec ses autres enfants, spectatrice de l’appropriation, mais impliquée en interaction d’étayage. C’est ainsi avec cette fille malentendante qui n’apprenait à communiquer qu’en français, que Zohra, dans un processus de co-apprentissage, se met à pratiquer, à percevoir le français comme plus familier, à oser parler, et au-delà, à investir cette langue comme vecteur d’une relation filiale, de transmission, une langue co-identitaire.
  • Aujourd’hui, prenant du recul sur l’évolution des pratiques langagières familiales, elle se souvient de l’apparition progressive d’alternances, de glissements, d’un continuum de pratiques et de compétences qu’elle catégorise : « arabe facile », « arabe mélangé », « français cassé », « français facile », qui rendent compte de l’asymétrie intergénérationnelle des compétences, et à travers cela peut-être, d’une assimilation linguistique en cours.
  • Apprendre à lire et à écrire en atelier, le déclic s’est produit récemment pour Zohra, « c’est dur », mais ça lui plait, elle apprécie pouvoir ainsi se retrouver, ces temps de regourpements. Devenir grand-mère a joué comme déclencheur, a posé des questions de compétences, elle voudra maintenant vraiment suivre les devoirs, mais aussi des questions de transmission et de devenir, elle est heureuse que ses petits-enfants parlent encore l’arabe, d’avoir pu maintenir en partage la langue de filiation, fait de ses enfants des Français intégrés mais pas assimilés, des locuteurs bilingues.

Fière de ses descendants, intégrés mais pas assimilés, des locuteurs bilingues

* Note de contextualisation : En France, dans le domaine de la prise en charge éducative des enfants sourds, l’orientation « oraliste », de « (ré)éducation par la seule langue vocale » [excluant la langue des signes] domine dans les années 70 et se pratique encore dans les années 80 (Mugnier, Estève et Millet, 2006 : 83).

Sa fille malentendante devient son interlocutrice en co-apprentissage

Le français s’investit comme co-identitaire

Devenir grand-mère, des questions de transmission et de compétences…

58 ans, née au Maroc

Fragments d’histoire de langues

Terrain 5 : Adultes, 2016-2017.
Corpus : Hanan Loughmari
Analyses et construction du portrait : Hanan Loughmari et Aude Bretegnier

  • Femme de 58 ans, née au Maroc vers la fin des années 50, arrivée en France au milieu des années 70.
  • Sa langue maternelle est l’arabe dialectal marocain. Musulmane, l’arabe littéral est sa langue de religion.
  • Jamais scolarisée à l’école française, éducation coranique, ne sait pas lire ou écrire l’arabe.
  • Mariée au milieu des années 70, Zohra est envoyée en France rejoindre son mari, fonde son foyer. Dans un réseau interactionnel réduit, Zohra n’a, pendant longtemps, pas accès à l’apprentissage du français.
  • Les enfants réussissent à l’école, le français, au fil des années d’école, s’inscrit, à côté de l’arabe, dans l’univers langagier familial.
  • En insécurité linguistique en français, Zohra n’ose pas, pendant longtemps, s’emparer de la langue, mais le contact s’opère alors qu’elle est confrontée à la problématique de surdité de l’une de ses plus jeunes filles, avec laquelle, accompagnant en tant que mère son éducation « par oralisation » en français, elle commence à pratiquer et à s’approprier la langue.
  • Zohra a 58 ans, née au Maroc vers la fin des années 50, marquées par l’indépendance du pays, dans un village rural de l’Est marocain. Elle est, dans sa fratrie, parmi les plus jeunes. Sa langue maternelle est l’arabe dialectal marocain (darija).
  • Zohra n’a jamais été scolarisée à l’école française, mais ce n’est pas, précise-t-elle, parce que son père ne le voulait pas : Lui le voulait, justement. Très attaché aux apprentissages scolaires, il avait fait le choix de scolariser non seulement ses fils, mais aussi ses filles. Son frère et sa sœur ainés ont ainsi pu aller à l’école primaire, mais le décès prématuré de leur père, intervenu alors que Zohra était en âge de commencer l’école, a brutalement interrompu ce projet éducatif.
  • Elle exprime un vécu d’injustice, de double peine, privée de son père mais aussi d’école. La mort de ce père pleinement associé à son désir d’école, produit pour Zohra une double rupture, du point de la filiation, l’autorité décisionnelle de la famille – masculine – passant alors à un autre homme, et, en conséquent, de l’affiliation, par le projet socio-éducatif qu’avait le père pour ses enfants, que Zohra avait désiré, et qui s’écroule, sera, désormais radicalement modifié.
  • Avec l’éducation, c’est aussi le français qui lui est refusé, qui demeure ainsi langue des Autres, symbole d’une mobilité à laquelle elle n’a pas accès, réservé à une certaine élite, pour elle, « variété d’exclusion » (Bretegnier, 1996).
  • Vers le milieu des années 70, Zohra, mariée, quitte le Maroc pour rejoindre son mari marocain qui travaille en France, bénéficiant du droit au regroupement familial*. Mais ce départ, en écho duquel elle évoque le déchirement ressenti d’avoir dû « quitter sa mère », elle ne l’a pas choisi, son mariage relève d’un arrangement.

Privée de père, d’école et d’accès au français, comme détournée d’un projet de mobilité socio-éducative et linguistique

* Note de contextualisation : En France, la procédure du regroupement familial, qui s’inscrit dans un contexte de durcissement de la politique d’immigration, est instaurée sous le septennat du Président V. Giscard d’Estaing, par décret du 29 avril 1976.

Marie-Claude Munoz, « Epouser au pays, vivre en France », (1999 : 105), décrit un continuum de mariages diversement arrangés, « prescrits » ou simplement imposés, plus ou moins consentis…

  • En France, le réseau interactionnel de Zohra est restreint, la famille, quelques amis, où seul l’arabe est en usage. Un premier enfant nait, les naissances se succèdent, ponctuent les années qui passent, dans un quotidien où les besoins en français sont presque inexistants.
  • Dans les pratiques langagières du foyer, l’arabe est le vernaculaire du couple, des interactions avec les enfants. Au fil des années d’école, le français entre pourtant progressivement, à côté de l’arabe, dans la sphère familiale, mais longtemps le contact s’opère peu, une frontière se maintient, « nous / eux », le français demeure associé à l’école, l’extérieur, langue de l’Autre.
  • Au fil des années qui passent, en particulier au contact des enfants écoliers, Zohra commence à comprendre le français, mais ses besoins linguistiques restent faibles, sa compétence évolue peu. Elle estime encore, au moment de l’entretien, parler un « français cassé », et cette insécurité linguistique l’a longtemps empêchée d’oser s’exprimer en français, même avec les enfants précise-t-elle, surtout avec eux, peut-on penser, pour ne pas risquer, parent se percevant contre-modèle langagier, de les détourner de la variété légitime.
  • Malgré, ou avec sa compétence langagière minimale, sa non-culture scolaire, Zohra suit de près la scolarité des enfants, leurs progrès en français. A ce sujet elle est très fière, car eux « ont fait de longues études », ont « réussi », sont devenus locuteurs pleinement légitimes du français, … un peu, aussi, sa réussite à elle, une forme de revanche sur la vie. La fierté qu’elle exprime par rapport à cette mobilité sociolinguistique, s’associe dans le discours à la satisfaction éprouvée d’avoir pu leur transmettre l’arabe, que cette langue soit demeurée maternelle, au ressenti, à ce sujet, de « devoir accompli ».

« Eux » / « nous », une frontière linguistique: le français langue des Autres

Zo. : - on entendait que les enfants apprenaient le français à l’école mais nous / on ne s’y intéressait pas /

Zo. : - mon français / c’est un français cassé / un parler cassé

Z. : - [les enfants] ils ont le français facile / comme nous on a l'arabe facile /

Zo. : - ils parlent comme ci comme ça / les enfants d’ici / arabe mélangé /

De la dualité au contact, un continuum de pratiques et compétences bi- / inter—lingues

  • Une décennie de vie passée en France, mais Zohra s’est encore peu approprié le français. Un tournant se produit à la naissance de sa plus jeune fille, malentendante, dont elle va suivre la scolarisation de manière beaucoup plus active qu’elle n’avait pu le faire avec ses autres enfants.
  • Très investie dans le quotidien des interactions avec sa fille, Zohra accompagne son éducation par oralisation*, qui ne s’opère que dans une langue, le français. Elle n’est plus, comme avec ses autres enfants, spectatrice de l’appropriation, mais impliquée en interaction d’étayage. C’est ainsi avec cette fille malentendante qui n’apprenait à communiquer qu’en français, que Zohra, dans un processus de co-apprentissage, se met à pratiquer, à percevoir le français comme plus familier, à oser parler, et au-delà, à investir cette langue comme vecteur d’une relation filiale, de transmission, une langue co-identitaire.
  • Aujourd’hui, prenant du recul sur l’évolution des pratiques langagières familiales, elle se souvient de l’apparition progressive d’alternances, de glissements, d’un continuum de pratiques et de compétences qu’elle catégorise : « arabe facile », « arabe mélangé », « français cassé », « français facile », qui rendent compte de l’asymétrie intergénérationnelle des compétences, et à travers cela peut-être, d’une assimilation linguistique en cours.
  • Apprendre à lire et à écrire en atelier, le déclic s’est produit récemment pour Zohra, « c’est dur », mais ça lui plait, elle apprécie pouvoir ainsi se retrouver, ces temps de regourpements. Devenir grand-mère a joué comme déclencheur, a posé des questions de compétences, elle voudra maintenant vraiment suivre les devoirs, mais aussi des questions de transmission et de devenir, elle est heureuse que ses petits-enfants parlent encore l’arabe, d’avoir pu maintenir en partage la langue de filiation, fait de ses enfants des Français intégrés mais pas assimilés, des locuteurs bilingues.

Fière de ses descendants, intégrés mais pas assimilés, des locuteurs bilingues

* Note de contextualisation : En France, dans le domaine de la prise en charge éducative des enfants sourds, l’orientation « oraliste », de « (ré)éducation par la seule langue vocale » [excluant la langue des signes] domine dans les années 70 et se pratique encore dans les années 80 (Mugnier, Estève et Millet, 2006 : 83).

Sa fille malentendante devient son interlocutrice en co-apprentissage

Le français s’investit comme co-identitaire

Devenir grand-mère, des questions de transmission et de compétences…

58 ans, née au Maroc

Fragments d’histoire de langues

Terrain 5 : Adultes, 2016-2017.
Corpus : Hanan Loughmari
Analyses et construction du portrait : Hanan Loughmari et Aude Bretegnier

  • Femme de 58 ans, née au Maroc vers la fin des années 50, arrivée en France au milieu des années 70.
  • Sa langue maternelle est l’arabe dialectal marocain. Musulmane, l’arabe littéral est sa langue de religion.
  • Jamais scolarisée à l’école française, éducation coranique, ne sait pas lire ou écrire l’arabe.
  • Mariée au milieu des années 70, Zohra est envoyée en France rejoindre son mari, fonde son foyer. Dans un réseau interactionnel réduit, Zohra n’a, pendant longtemps, pas accès à l’apprentissage du français.
  • Les enfants réussissent à l’école, le français, au fil des années d’école, s’inscrit, à côté de l’arabe, dans l’univers langagier familial.
  • En insécurité linguistique en français, Zohra n’ose pas, pendant longtemps, s’emparer de la langue, mais le contact s’opère alors qu’elle est confrontée à la problématique de surdité de l’une de ses plus jeunes filles, avec laquelle, accompagnant en tant que mère son éducation « par oralisation » en français, elle commence à pratiquer et à s’approprier la langue.
  • Zohra a 58 ans, née au Maroc vers la fin des années 50, marquées par l’indépendance du pays, dans un village rural de l’Est marocain. Elle est, dans sa fratrie, parmi les plus jeunes. Sa langue maternelle est l’arabe dialectal marocain (darija).
  • Zohra n’a jamais été scolarisée à l’école française, mais ce n’est pas, précise-t-elle, parce que son père ne le voulait pas : Lui le voulait, justement. Très attaché aux apprentissages scolaires, il avait fait le choix de scolariser non seulement ses fils, mais aussi ses filles. Son frère et sa sœur ainés ont ainsi pu aller à l’école primaire, mais le décès prématuré de leur père, intervenu alors que Zohra était en âge de commencer l’école, a brutalement interrompu ce projet éducatif.
  • Elle exprime un vécu d’injustice, de double peine, privée de son père mais aussi d’école. La mort de ce père pleinement associé à son désir d’école, produit pour Zohra une double rupture, du point de la filiation, l’autorité décisionnelle de la famille – masculine – passant alors à un autre homme, et, en conséquent, de l’affiliation, par le projet socio-éducatif qu’avait le père pour ses enfants, que Zohra avait désiré, et qui s’écroule, sera, désormais radicalement modifié.
  • Avec l’éducation, c’est aussi le français qui lui est refusé, qui demeure ainsi langue des Autres, symbole d’une mobilité à laquelle elle n’a pas accès, réservé à une certaine élite, pour elle, « variété d’exclusion » (Bretegnier, 1996).
  • Vers le milieu des années 70, Zohra, mariée, quitte le Maroc pour rejoindre son mari marocain qui travaille en France, bénéficiant du droit au regroupement familial*. Mais ce départ, en écho duquel elle évoque le déchirement ressenti d’avoir dû « quitter sa mère », elle ne l’a pas choisi, son mariage relève d’un arrangement.

Privée de père, d’école et d’accès au français, comme détournée d’un projet de mobilité socio-éducative et linguistique

* Note de contextualisation : En France, la procédure du regroupement familial, qui s’inscrit dans un contexte de durcissement de la politique d’immigration, est instaurée sous le septennat du Président V. Giscard d’Estaing, par décret du 29 avril 1976.

Marie-Claude Munoz, « Epouser au pays, vivre en France », (1999 : 105), décrit un continuum de mariages diversement arrangés, « prescrits » ou simplement imposés, plus ou moins consentis…

  • En France, le réseau interactionnel de Zohra est restreint, la famille, quelques amis, où seul l’arabe est en usage. Un premier enfant nait, les naissances se succèdent, ponctuent les années qui passent, dans un quotidien où les besoins en français sont presque inexistants.
  • Dans les pratiques langagières du foyer, l’arabe est le vernaculaire du couple, des interactions avec les enfants. Au fil des années d’école, le français entre pourtant progressivement, à côté de l’arabe, dans la sphère familiale, mais longtemps le contact s’opère peu, une frontière se maintient, « nous / eux », le français demeure associé à l’école, l’extérieur, langue de l’Autre.
  • Au fil des années qui passent, en particulier au contact des enfants écoliers, Zohra commence à comprendre le français, mais ses besoins linguistiques restent faibles, sa compétence évolue peu. Elle estime encore, au moment de l’entretien, parler un « français cassé », et cette insécurité linguistique l’a longtemps empêchée d’oser s’exprimer en français, même avec les enfants précise-t-elle, surtout avec eux, peut-on penser, pour ne pas risquer, parent se percevant contre-modèle langagier, de les détourner de la variété légitime.
  • Malgré, ou avec sa compétence langagière minimale, sa non-culture scolaire, Zohra suit de près la scolarité des enfants, leurs progrès en français. A ce sujet elle est très fière, car eux « ont fait de longues études », ont « réussi », sont devenus locuteurs pleinement légitimes du français, … un peu, aussi, sa réussite à elle, une forme de revanche sur la vie. La fierté qu’elle exprime par rapport à cette mobilité sociolinguistique, s’associe dans le discours à la satisfaction éprouvée d’avoir pu leur transmettre l’arabe, que cette langue soit demeurée maternelle, au ressenti, à ce sujet, de « devoir accompli ».

« Eux » / « nous », une frontière linguistique: le français langue des Autres

Zo. : - on entendait que les enfants apprenaient le français à l’école mais nous / on ne s’y intéressait pas /

Zo. : - mon français / c’est un français cassé / un parler cassé

Z. : - [les enfants] ils ont le français facile / comme nous on a l'arabe facile /

Zo. : - ils parlent comme ci comme ça / les enfants d’ici / arabe mélangé /

De la dualité au contact, un continuum de pratiques et compétences bi- / inter—lingues

  • Une décennie de vie passée en France, mais Zohra s’est encore peu approprié le français. Un tournant se produit à la naissance de sa plus jeune fille, malentendante, dont elle va suivre la scolarisation de manière beaucoup plus active qu’elle n’avait pu le faire avec ses autres enfants.
  • Très investie dans le quotidien des interactions avec sa fille, Zohra accompagne son éducation par oralisation*, qui ne s’opère que dans une langue, le français. Elle n’est plus, comme avec ses autres enfants, spectatrice de l’appropriation, mais impliquée en interaction d’étayage. C’est ainsi avec cette fille malentendante qui n’apprenait à communiquer qu’en français, que Zohra, dans un processus de co-apprentissage, se met à pratiquer, à percevoir le français comme plus familier, à oser parler, et au-delà, à investir cette langue comme vecteur d’une relation filiale, de transmission, une langue co-identitaire.
  • Aujourd’hui, prenant du recul sur l’évolution des pratiques langagières familiales, elle se souvient de l’apparition progressive d’alternances, de glissements, d’un continuum de pratiques et de compétences qu’elle catégorise : « arabe facile », « arabe mélangé », « français cassé », « français facile », qui rendent compte de l’asymétrie intergénérationnelle des compétences, et à travers cela peut-être, d’une assimilation linguistique en cours.
  • Apprendre à lire et à écrire en atelier, le déclic s’est produit récemment pour Zohra, « c’est dur », mais ça lui plait, elle apprécie pouvoir ainsi se retrouver, ces temps de regourpements. Devenir grand-mère a joué comme déclencheur, a posé des questions de compétences, elle voudra maintenant vraiment suivre les devoirs, mais aussi des questions de transmission et de devenir, elle est heureuse que ses petits-enfants parlent encore l’arabe, d’avoir pu maintenir en partage la langue de filiation, fait de ses enfants des Français intégrés mais pas assimilés, des locuteurs bilingues.

Fière de ses descendants, intégrés mais pas assimilés, des locuteurs bilingues

* Note de contextualisation : En France, dans le domaine de la prise en charge éducative des enfants sourds, l’orientation « oraliste », de « (ré)éducation par la seule langue vocale » [excluant la langue des signes] domine dans les années 70 et se pratique encore dans les années 80 (Mugnier, Estève et Millet, 2006 : 83).

Sa fille malentendante devient son interlocutrice en co-apprentissage

Le français s’investit comme co-identitaire

Devenir grand-mère, des questions de transmission et de compétences…