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Laurianne et Hugues

L’ENFANT, UN ÊTRE À FORMER

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DES RÉGENTS ET D’ANCIENS ÉLÈVES TÉMOIGNENT

BIBLIOTHÈQUE SONORE

31 ans, née au Gabon

29 ans, né au Gabon

Fragments croisés d’histoires de langues…

Terrain 6 : « Migr’étudiants »
Corpus de thèse : Parcours migratoires et constructions identitaires en contextes francophones. Une lecture sociolinguistique du processus d’intégration de migrants africains en France et en Acadie du Nouveau-Brunswick, 2014

Marie-Laure Tending

  • Etudiante en doctorat de littérature africaine, en France depuis 5 ans (au moment de l’entretien)
  • Originaire du Gabon
  • Née en 1977 à Port-Gentil, capitale économique du Gabon, de parents tous les deux Punus, respectivement, médecin et infirmière de profession
  • Langue de référence identitaire : punu (non transmis par les parents)
  • Langue de socialisation : français (unique médium de communication familiale)
  • Contexte sociolinguistique : urbain plurilingue avec le français comme principal véhiculaire de communication interethnique.
  • Parcours de vie comportant deux temps de mobilités significatifs du Gabon vers la France :
    • durant l’enfance, avec sa famille pendant six ans (de ses 10 ans à ses 16 ans);
    • après sa maîtrise (2003), pour rejoindre son compagnon, déjà en France, et poursuivre ses études supérieures (DEA puis doctorat).
  • Etudiant en doctorat de littérature africaine, en France depuis 5 ans (au moment de l’entretien)
  • Originaire du Gabon
  • Né en 1979 à Libreville, capitale administrative du Gabon, de parents tous les deux fangs
  • Langue de référence identitaire : fang (non transmis par ses parents et en particulier sa mère qui l’a élevé seule, après son divorce).
  • Groupe ethnique majoritaire dont le patrimoine et l’histoire culturels sont riche anciens et reconnus en Afrique (guerriers fangs) et présent notamment dans d’autres pays (Cameroun, Guinée Equatoriale, Congo et République de Sao Tomé-et-Principe).
  • Langue de socialisation : français (unique médium de communication familiale, car choix conscient de la maman de Hugues de ne transmettre que le français, langue de réussite sociale, au détriment du fang
  • Contexte sociolinguistique : urbain plurilingue avec le français comme principal véhiculaire de communication interethnique.

Laurianne est une jeune femme d’une trentaine d’années, originaire du Gabon.
Née à Port-Gentil, capitale économique du Gabon, elle fait partie du groupe ethnique des Punu, auquel ses deux parents appartiennent. Elle était étudiante en thèse de littérature africaine à l’Université de Tours au moment de notre rencontre, et a la particularité d’un parcours de vie comportant deux grandes étapes de mobilités du Gabon vers la France.

  • Laurianne est en effet venue une première fois en France, avec sa famille, lorsqu’elle avait dix ans. Ils vivaient à Créteil (Paris) et elle a été inscrite en CE2 à l’école Allezard de Créteil, située en ZEP (zone d’éducation prioritaire).
  • Ses parents n’étaient pourtant pas ce qu’elle considère comme les immigrés correspondant regard qu’en ont généralement les Français, de son point de vue, parce que son père était médecin, travaillait dans le privé et sa mère, infirmière. Ils étaient donc relativement aisés et ne vivaient pas en cité, mais dans un quartier résidentiel.
  • Laurianne n’a ainsi jamais vraiment compris pourquoi elle s’est retrouvée dans une ZEP. Elle garde de cette première expérience migratoire le souvenir, somme toute plutôt positif du regard naïf et innocent de l’enfant qu’elle était, mais rétrospectivement plus lucide et critique de l’adulte consciente des représentations attachées à l’immigration, notamment africaine en France.

– « Tu n’as pas redoublé?
– Non, pourquoi? »
(Dialogue entre Laurianne, passée au collège, et son ancien instituteur de CM2)

« Ce qui est un petit peut cocasse c’est que l’institutrice s’imaginait qu’étant issue d’un pays africain, je ne pratiquais pas la langue de leur pays. Et donc qu’une intégration serait problématique. Alors elle a été agréablement surprise de voir que non seulement je parlais très bien français mais que j’étais la première de la classe. J’avais de très très bonnes notes et mieux encore, j’avais de l’avance » Laurianne

  • Sa famille est rentrée au Gabon, au moment où elle devait faire sa troisième et Laurianne y a poursuivi son cursus scolaire jusqu’à l’obtention d’une maîtrise en littérature africaine. Les difficultés qu’elle a rencontrées à ce niveau, seront en quelque sorte l’élément déclencheur de sa décision de repartir en France, idée qui lui trottait déjà dans la tête, mais non concrétisée du moment qu’elle pouvait faire ses études sur place (au Gabon) dans un domaine qui la passionnait : la littérature africaine.
  • Laurianne a effectué sa seconde mobilité vers la France en Novembre 2003 pour y effectuer un DEA puis une thèse sur la question du métissage dans la littérature africaine, mobilité résultant d’une démarche personnelle cette fois-ci, et non plus familiale comme lorsqu’elle était enfant.

Un engagement intellectuel militant pour une réhabilitation de l’image de l’Afrique…

  • Se présentant comme une « africaniste » du fait notamment de sa spécialisation universitaire, Laurianne se dit par ailleurs engagée dans une dynamique de réhabilitation de l’image de l’Afrique et des Africains qui, contrairement aux propos controversés de Nicolas Sarkozy prononcés lors de son fameux Discours de Dakar, ont vocation à être dans l’histoire à laquelle ils participent déjà et ce depuis bien longtemps.

« Tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens, les histoires de chasse continueront de glorifier le chasseur » (proverbe africain)

« Je suis engagée parce que je reste convaincue, à l’instar de la première génération des écrivains, c'est-à-dire Senghor, que on a vocation à faire partie de l’histoire. » (Laurianne)

Faire de la littérature africaine pour Laurianne c’est ainsi sa façon particulière d’entrer et de participer à cette histoire africaine déjà en marche, de remonter à sa source et de retrouver ce que le rapport de force établi par la domination occidentale a enfoui dans les méandres d’une autre histoire écrite, elle, par le vainqueur.

  • Cet aspect particulier de la personnalité de Laurianne, se retrouve également dans sa volonté farouche de préserver et de transmettre son héritage linguistique et culturel à ses enfants. Un héritage qui, du point de vue linguistique, ne lui a que partiellement été transmis, à son plus grand regret. Mais Laurianne, et sa sœur, ont quand même réussi à bien comprendre le punu, « à la longue », comme elle dit.

Acquisition tardive et concession accompagnant son expression (comme une revanche sur tous ceux qui lui reprochaient de ne pas parler sa langue) qui laissent transparaître en filigrane une forme d’appropriation de la langue, faite comme par « effraction »…

  • Laurianne et sa sœur se seraient en quelque sorte arrogé un droit qu’on ne leur avait implicitement et inconsciemment pas accordé : celui de faire siennes une langue qui, dans la symbolique de la distribution linguistique des communications familiales, ne leur était pas destinée à elles, mais aux autres, ceux avec qui leur parents la parlaient, sans partager cette langue avec elles. En cela, Laurianne a, en quelque sorte, réussi là où Hugues, candidat malheureux à une réappropriation de sa langue par le biais d’un apprentissage scolaire, aura, lui, échoué.

Langue maternelle non transmise… tout de même comprise… à la longue…

« Le reproche que je pourrais faire à mes parents , c’est vrai que c’est pas toujours conscient, c’est que cet espèce d’impératif de modernisation a fait qu’ils ne nous ont même pas appris à parler notre langue qu’ils parlaient entre eux, sans nous dire, à nous, « voilà les enfants… », sans même dialoguer avec nous. […] Et nous on a quand-même fini par comprendre. » (Laurianne)

Hugues est un jeune homme de 29 ans, originaire du Gabon.
Il est né et a grandi à Libreville, la capitale, et a effectué toute sa scolarité dans des écoles françaises où prédominait cette langue dans les cours de récréation. Arrivé en France en 2003, il a effectué un Master à l’Université de Nantes, avant de venir à Tours effectuer une thèse de doctorat en littérature africaine.

« Comme ma mère le dit souvent, elle en fait elle se disait : voilà si je parle fang aux enfants peut-être que bon, ils auront des difficultés à s’exprimer en français. » (Hugues)

Langue maternelle non transmise… Honte de ne pas parler sa langue…

  • Bien que ses parents soient tous deux de l’ethnie fang, Hugues, comme Laurianne, ne parle pas fang (qu’il considère tout de même comme sa langue maternelle) puisqu’il a été élevé en français. Il en a par contre une certaine compréhension orale.
  • Hugues a clairement exprimé son grand regret de ne pas avoir acquis sa « langue maternelle » de façon « naturelle », comme il le dit, à savoir, par la transmission de la mère aux enfants dès la prime enfance. Il a en effet tenté, une fois grand, d’apprendre le fang de façon académique, mais sans succès, face au constat (bizarre selon lui) qu’il parlait mieux anglais que sa « langue maternelle ». Il déclare ainsi avoir honte de n’être même pas capable de parler sa langue et envier énormément ses cousins qui la pratiquent.
  • Fort cependant d’un bagage culturel qui lui a tout de même été transmis – bien que cette transmission s’est faite par le biais de la langue française – il se dit fier d’appartenir à l’ethnie fang, majoritaire au Gabon et présente dans d’autres pays comme le Cameroun, la Guinée Equatoriale, le Congo et la République de Sao Tomé-et-Principe. Il a même été initié*, selon la coutume, vers l’âge de 12 ans, en dépit de la barrière linguistique qui faisait qu’il ne pouvait pas s’exprimer en langue.

« J’ai honte hein ! Moi justement c’est ce que je pense. Qu’on me regarde avec un œil : comment ça se fait que tu ne parles pas le fang quoi, c’est pas normal ! C’est comme ça que je perçois ça.
[…] Honte pour la façon dont ils me regardent et parce que pour moi il est inconcevable de ne pas parler sa langue ! C’est quand-même MA langue ! Tu vois ce que je veux dire ? C’est mon I-DEN-TI-TE! C’est quand-même ce que je suis et je ne comprends pas, je ne parles même pas…
[…] Non mais vraiment j’ai honte hein ! J’envie tellement, mais tellement mes cousins, mes amis même, qui parlent le fang ! » (Hugues)

*Rite de passage traditionnel, en Afrique, du « statut de l’enfance » au statut officiel « d’adulte .»

« Francophones précoces »… « Syndrome d’Obélix »

Laurianne et Hugues présentent ainsi cette caractéristique, particulière, d’avoir été élevés exclusivement en français. Celui-ci constitue ainsi, d’un point de vue sociolinguistique, leur langue maternelle de facto puisqu’il représente la seule langue dans et par laquelle Laurianne et Hugues ont pris conscience d’eux-mêmes en tant qu’êtres (pensant et parlant) et donc se sont construits en tant qu’individus-locuteurs.

Langues maternelles « détrônées »…

Cette position de langue maternelle de facto apparaît toutefois comme usurpée, illégitime. Illégitime, parce que Laurianne et Hugues ne la reconnaissent pas comme telle, puisque ne la désignant comme telle, ni l’une ni l’autre. accordant, respectivement, ce statut au punu et au fang. Mais illégitime surtout parce que si un schéma de retour en arrière était imaginable, avec une possibilité de choix de langue(s) maternelle(s) offerte, Hugues, comme Laurianne, réclameraient tous deux à leurs parents de leur parler fang et punu, leurs langues de références ethniques et identitaires.

Choix du français comme langue de transmission en lieu et place des langues de références ethniques et identitaires, symptomatique du statut du français en Afrique : langue dominante, bien que minoritaire

Le contexte sociolinguistique dans lequel Laurianne et Hugues ont évolué au Gabon est en effet marqué par une situation de pluralité des langues, inégalitaires sur le plan des valeurs socialement conférées et où le français domine symboliquement en tant qu’ancienne langue coloniale et principal médium d’ascension sociale, qui imprègne les imaginaires sociolinguistiques.

Imaginaires sociolinguistiques nourris par un rapport de force issu de l’impérialisme colonial

« On est dans un rapport de force qu’on a hérité de la colonisation. On va dire encore une fois. Mais oui ! Parce que la colonisation repose sur un énorme scandale. La colonisation a préconisé la table rase. C’est-à-dire pas de culture, pas d’identité, pas de religion. Et ça, quand tu le martèles pendant des décennies, qu’on le veuille ou non, ça rentre dans la tête des gens ! » (Laurianne)

 « C’est un peu l’aliénation on va dire quoi que nous avons un peu subie en nous disant que voilà il faut prendre tout ce qui est importé, tout ce qui est hein de l’ancienne colonie etc., etc. […] Dans la tête des gens le français c’est la langue du futur il fallait donc apprendre cette langue. » (Hugues)

« Moi mon grand-père quand il rencontrait un Punu de la même région que lui (mon père c’était la même chose), il parlait pas punu, il parlait français. Mon Dieu ! Pourquoi ? Parce qu’on avait réussi à leur inculquer qu’il y avait une échelle des valeurs et des connaissances. Donc parler français c’était le must ! » (Laurianne)

« Il y a ce complexe là à l’école […]. Celui qui est Fang, ne parlera pas le fang en étant à l’école des Blancs parce qu’il est complexé par rapport à ça. Il va se dire voilà non je ne parle pas la langue maternelle, je ne parle que le français, parce que voilà c’est ce qui est considéré. Si je parle le fang, on va peut-être se moquer de moi. » (Hugues)

« Pour enlever ça, pour dé-co-loniser l’esprit des gens, c’est tout un travail ! » (Hugues)

L’expérience de la mobilité migratoire générera, pour Laurianne, comme pour Hugues, des prises de positions (identitaires) marquées et affirmées sur la problématique de l’intégration.

Elle est perçue comme une injonction à peine dissimulée à l’assimilation qui constitue un piège. Si intégrer « c’est mettre au cœur », ce qui est mis au cœur du débat sur l’intégration, ce ne serait pas, selon Laurianne, une volonté réelle d’intégrer ou le besoin d’intégrer, mais plutôt la marginalité (référence faite ici aux jeunes des cités). Ce serait leur périphérie et leur étrangeté par rapport à l’identité française (celle du « français de souche ») qui seraient ainsi mises au cœur du « problème de l’intégration ».

Paradoxe donc que de lier de façon indéfectible « langue et intégration », alors même que toute une frange de la population considérée comme non intégrée ou mal intégrée maîtrise la langue ainsi posée comme langue voire facteur (exclusif ?) d’intégration.

Il met en évidence le fait que la caractéristique et compétence francophone de millier de migrants – pris dans les filets hyper-linguicisés d’une conception idéologique du processus d’intégration en France – est (paradoxalement) rendue transparente, inopérante…

« Enlever l’habit de sa culture pour mettre l’habit de la culture française » : intégration (à la française) détricotée…  »

« La politique de la table rase jusque là c’est de dire : « le noir est vide on va tout lui imposer, il faut qu’on l’assimile ». Au début c’était l’assimilation, Marie-Laure. Dans cette intégration qui devient une injonction il y a presque cet espèce d’inconscient de l’assimilation qui revient. Derrière l’intégration, c’est « assimilez-vous ! ». « Il faut qu’ils assimilent, qu’ils intègrent vraiment. » Parce que intégration c’est rentrer au cœur de l’affaire. Ils ont mis les communautés noires et maghrébines en marge de la cité. Et aujourd’hui ils nous font croire que comme on nous a mis en marge, on va nous mettre au cœur. Non ! C’est leur marginalité qui est au cœur de la problématique ! Ils ne seront jamais au cœur de leur identité. C’est leur périphérie et leur étrangeté périphérique qui est au cœur du problème. » (Laurianne)

« Le mot intégration, moi je trouve qu’on devrait même le bannir quoi ! […] Intégration… je vais m’intégrer… dans quoi ? En faisant quoi en fait ? J’aimerais bien qu’on m’explique parce que pour l’instant, pfff. » (Hugues)

Le français, legs colonial : un passeport d’intégration anticipée?

« En parlant d’intégration, il y a trop de choses qui entrent en compte quoi. C’est comme si, en fait, la culture de l’autre, venait euh entraver la bonne marche de la culture française, un truc comme ça. Et donc, comme je t’ai dis, moi je n’ai pas eu de problèmes. C'est-à-dire, je n’ai pas enlevé l’habit de ma culture pour mettre l’habit de la culture française. » (Hugues)

« Moi, j’étais intégrée avant de venir ici, donc, il ne faut pas me fatiguer avec ces histoires-là. […] C’est même quoi ça. Si chacun doit seulement rester attaché là où il est né, comme une chèvre qui reste là où elle peut brouter, il ne fallait pas commencer à venir coloniser les gens. […] L’intégration, c’est quand tu parles français. Donc, c’est bon. Je suis dedans. On m’a bien chicottée à l’école pour que je parle cette langue. Les parents étaient d’accord qu’on nous fouette. Il fallait parler français. Quand la règle en fer du maître faisait gonfler tes doigts, c’était le français qui entrait dans tes os. Quand la chicotte tombait sur ton dos comme la foudre, c’était le français qui pénétrait dans ta chair. […] J’ai payé mon droit d’intégration, et ce n’était pas moins cher. » (« Pulchérie », dans Miano, Léonora, 2012, Ecrits pour la parole, p. 19)

L’injonction sous-jacente à l’intégration, conjointement dénoncée par Laurianne et Hugues, conduit Laurianne à formaliser un positionnement (identitaire) différent de celui de de Hugues : « Jouer le jeu »... de l’intégration… Expression qu’elle convoque à plusieurs reprises dans une très longue tirade où elle évoque son ressenti sur l’intégration, en tant que minorité visible.

Paradoxe du sceau d’ininvisibilité

Laurianne évoque, à l’appui de l’argumentaire qu’elle déroule, un devoir de transparence, en butte, toutefois, au paradoxe entourant l’expérience sociale des minorités visibles en France : être individuellement visible, mais invisible en tant que groupe social (Pap Ndiaye, 2008 : 17)

« Jouer le jeu »… : mise en œuvre d’une forme de « laïcité ethnique »…

« Fournir l’apparat » revient finalement, pour Laurianne, à lutter contre cette injonction, non pas en « ôtant l’habit de sa culture », comme le dit Hugues, mais en prenant le contre-pied de celle-ci : recouvrir « l’habit de sa culture » d’un voile de culture française, pour préserver son identité, l’affirmant ainsi, silencieusement, mais d’autant plus fortement.

« Jouer le jeu…, fournir l’ap-pa-rat… et se préserver identitairement »?

« A la limite tu dois et fournir ton identité, et ta singularité. Ça, c’est un truc extraordinaire ! C'est-à-dire que : « Chuis black, mais moi en tant que black, je mange pas nécessairement ce que les autres mangent hein* ; moi en tant que black, je sais faire des tartes aux pommes ! ». Donc il a fallu remplir tous ces critères-là pour pouvoir susciter un intérêt. […] Et donc pour moi, quand on a parlé d’intégration, j’ai repensé à tout ça. Je me dis : « Mais finalement, ça fonctionne beaucoup sur les préjugés ». Je me suis dit : « Mais finalement, on est cons de penser que ces gens-là ne nous regardent pas pour ce que nous apparaissons d’abord ». C’est vrai que quand on est noir c’est un peu un repoussoir quoi, les Noirs hein… Mais on oublie que les gens fonctionnent beaucoup sur les apparences. Et j’ai compris ça. Je m’habille en jeans, j’ai un accent correct, j’utilise un très bon français, meilleur que le leur, mei-lleur que le leur. Et c’est là qu’on commence à oh… nous respecter. (Laurianne)
(*Je suis noir et je n’aime pas le manioc (Kelman, 2003), ouvrage auquel Laurianne a plusieurs fois fait référence de façon directe ou allusive.)

« On a vis-à-vis d’eux, on a presqu’un, un devoir de transparence. Oui, on a un devoir de transparence vis-à-vis d’eux, même si la couleur de notre peau fait que c’est difficile d’être transparent. » (Laurianne)

Donc, quand on dit : « Intègre-toi », je dis : « Bon d’accord, je vais jouer le jeu de l’intégration. Je vais porter jeans, je vais manger tartiflette, je vais manger quiche lorraine, tout ce que vous voulez. Je vais dire que c’est très bon même si j’aime pas ; et puis après, moi, mon identité, je la garde pour moi ». Moi je dis, il vaut mieux être malin et continuer à simuler parce que l’intégration s’arrête à ma porte après tout. Puisqu’on ne nous demande que de l’apparat, fournissons-leur l’ap-pa-rat. Et préservons-nous identitairement parlant ! » (Laurianne)

« Dans les années soixante-dix, l’ambiance intégratrice était de type Michael Jackson : la métamorphose esthétique pour devenir invisible. Transparent. » (Bégag, 2003 : 10)

Eléments de synthèse

Expériences croisées de « Migr’étudiants », « francophones précoces »…

Le français au biberon… Langues maternelles détrônées…

  • Honte de ne pas parler sa langue pour Hugues ;
  • Manque ressenti et déploré d’une part identitaire pour Laurianne : « quelque chose qui souffre » en elle, qu’elle pleure et exprime au travers de sa sensibilité artistique, dans les poèmes et chansons qu’elle compose et met en scène dans le cadre du groupe artistique qu’elle a monté à Tours.
  • Fierté d’être fang pour Hugues, initié traditionnellement;
  • Fierté dêtre punu également pour Laurianne et, de manière plus engagée fierté de faire partie de l’Afrique et de prendre part à l’histoire Africaine (celle qui n’est pas écrite par le vainqueur…

« Rapport de force hérité de la colonisation »… Imaginaires historiquement construits

  • Complexe et aliénation : «  J’ai été complexé parce que, comment dire ? complexé dans le sens, au départ tu es en quelque sorte aliéné, parce que bon voilà c’est le français etc. » (Hugues)
  • Scandale de la colonisation qui a préconisé la « table rase » : «  pas de culture, pas d’identité, pas de religion » (Laurianne).

Intégration détricotée…

  • « Bannir le mot intégration » pour Hugues qui « n’a pas enlevé l’habit de sa culture pour mettre l’habit de la culture française »;
  • « Jouer le jeu de l’intégration » pour Laurianne et préserver son identité

Laïcité ethnique : « Laisser au pas de sa porte tout « signe visible » et manifestation (pouvant être perçue comme) ostentatoire d’appartenance ethnique, culturelle, linguistique, distincts de ceux considérés comme légitimes, acceptables, dans l’espace public et interrelationnel avec les membres de la société. » (Tending, 2014 : 474)

Histoire langagière de Laurianne publiée dans :
BRETEGNIER A. & TENDING M.-L., 2020 : « Explorer les imaginaires plurilingues pour interroger le sens et les enjeux situés de problématiques de minorisation sociolinguistique ». Dans : K. Gauvin et II. Violette (dir.), Minorisation linguistique et inégalités sociales. Rapports complexes aux langues dans l’espace francophone, Coll. « Sprache, Identität, Kultur », Bern, Peter Lang, pp. 147-163.

Plan de l’exposition →
Imaginaires plurilingues entre familles et écoles : expériences, parcours, démarches didactiques

31 ans, née au Gabon

29 ans, né au Gabon

Fragments croisés d’histoires de langues…

Terrain 6 : « Migr’étudiants »
Corpus de thèse : Parcours migratoires et constructions identitaires en contextes francophones. Une lecture sociolinguistique du processus d’intégration de migrants africains en France et en Acadie du Nouveau-Brunswick, 2014

Marie-Laure Tending

  • Etudiante en doctorat de littérature africaine, en France depuis 5 ans (au moment de l’entretien)
  • Originaire du Gabon
  • Née en 1977 à Port-Gentil, capitale économique du Gabon, de parents tous les deux Punus, respectivement, médecin et infirmière de profession
  • Langue de référence identitaire : punu (non transmis par les parents)
  • Langue de socialisation : français (unique médium de communication familiale)
  • Contexte sociolinguistique : urbain plurilingue avec le français comme principal véhiculaire de communication interethnique.
  • Parcours de vie comportant deux temps de mobilités significatifs du Gabon vers la France :
    • durant l’enfance, avec sa famille pendant six ans (de ses 10 ans à ses 16 ans);
    • après sa maîtrise (2003), pour rejoindre son compagnon, déjà en France, et poursuivre ses études supérieures (DEA puis doctorat).
  • Etudiant en doctorat de littérature africaine, en France depuis 5 ans (au moment de l’entretien)
  • Originaire du Gabon
  • Né en 1979 à Libreville, capitale administrative du Gabon, de parents tous les deux fangs
  • Langue de référence identitaire : fang (non transmis par ses parents et en particulier sa mère qui l’a élevé seule, après son divorce).
  • Groupe ethnique majoritaire dont le patrimoine et l’histoire culturels sont riche anciens et reconnus en Afrique (guerriers fangs) et présent notamment dans d’autres pays (Cameroun, Guinée Equatoriale, Congo et République de Sao Tomé-et-Principe).
  • Langue de socialisation : français (unique médium de communication familiale, car choix conscient de la maman de Hugues de ne transmettre que le français, langue de réussite sociale, au détriment du fang
  • Contexte sociolinguistique : urbain plurilingue avec le français comme principal véhiculaire de communication interethnique.

Laurianne est une jeune femme d’une trentaine d’années, originaire du Gabon.
Née à Port-Gentil, capitale économique du Gabon, elle fait partie du groupe ethnique des Punu, auquel ses deux parents appartiennent. Elle était étudiante en thèse de littérature africaine à l’Université de Tours au moment de notre rencontre, et a la particularité d’un parcours de vie comportant deux grandes étapes de mobilités du Gabon vers la France.

  • Laurianne est en effet venue une première fois en France, avec sa famille, lorsqu’elle avait dix ans. Ils vivaient à Créteil (Paris) et elle a été inscrite en CE2 à l’école Allezard de Créteil, située en ZEP (zone d’éducation prioritaire).
  • Ses parents n’étaient pourtant pas ce qu’elle considère comme les immigrés correspondant regard qu’en ont généralement les Français, de son point de vue, parce que son père était médecin, travaillait dans le privé et sa mère, infirmière. Ils étaient donc relativement aisés et ne vivaient pas en cité, mais dans un quartier résidentiel.
  • Laurianne n’a ainsi jamais vraiment compris pourquoi elle s’est retrouvée dans une ZEP. Elle garde de cette première expérience migratoire le souvenir, somme toute plutôt positif du regard naïf et innocent de l’enfant qu’elle était, mais rétrospectivement plus lucide et critique de l’adulte consciente des représentations attachées à l’immigration, notamment africaine en France.

– « Tu n’as pas redoublé?
– Non, pourquoi? »
(Dialogue entre Laurianne, passée au collège, et son ancien instituteur de CM2)

« Ce qui est un petit peut cocasse c’est que l’institutrice s’imaginait qu’étant issue d’un pays africain, je ne pratiquais pas la langue de leur pays. Et donc qu’une intégration serait problématique. Alors elle a été agréablement surprise de voir que non seulement je parlais très bien français mais que j’étais la première de la classe. J’avais de très très bonnes notes et mieux encore, j’avais de l’avance » Laurianne

  • Sa famille est rentrée au Gabon, au moment où elle devait faire sa troisième et Laurianne y a poursuivi son cursus scolaire jusqu’à l’obtention d’une maîtrise en littérature africaine. Les difficultés qu’elle a rencontrées à ce niveau, seront en quelque sorte l’élément déclencheur de sa décision de repartir en France, idée qui lui trottait déjà dans la tête, mais non concrétisée du moment qu’elle pouvait faire ses études sur place (au Gabon) dans un domaine qui la passionnait : la littérature africaine.
  • Laurianne a effectué sa seconde mobilité vers la France en Novembre 2003 pour y effectuer un DEA puis une thèse sur la question du métissage dans la littérature africaine, mobilité résultant d’une démarche personnelle cette fois-ci, et non plus familiale comme lorsqu’elle était enfant.

Un engagement intellectuel militant pour une réhabilitation de l’image de l’Afrique…

  • Se présentant comme une « africaniste » du fait notamment de sa spécialisation universitaire, Laurianne se dit par ailleurs engagée dans une dynamique de réhabilitation de l’image de l’Afrique et des Africains qui, contrairement aux propos controversés de Nicolas Sarkozy prononcés lors de son fameux Discours de Dakar, ont vocation à être dans l’histoire à laquelle ils participent déjà et ce depuis bien longtemps.

« Tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens, les histoires de chasse continueront de glorifier le chasseur » (proverbe africain)

« Je suis engagée parce que je reste convaincue, à l’instar de la première génération des écrivains, c'est-à-dire Senghor, que on a vocation à faire partie de l’histoire. » (Laurianne)

Faire de la littérature africaine pour Laurianne c’est ainsi sa façon particulière d’entrer et de participer à cette histoire africaine déjà en marche, de remonter à sa source et de retrouver ce que le rapport de force établi par la domination occidentale a enfoui dans les méandres d’une autre histoire écrite, elle, par le vainqueur.

  • Cet aspect particulier de la personnalité de Laurianne, se retrouve également dans sa volonté farouche de préserver et de transmettre son héritage linguistique et culturel à ses enfants. Un héritage qui, du point de vue linguistique, ne lui a que partiellement été transmis, à son plus grand regret. Mais Laurianne, et sa sœur, ont quand même réussi à bien comprendre le punu, « à la longue », comme elle dit.

Acquisition tardive et concession accompagnant son expression (comme une revanche sur tous ceux qui lui reprochaient de ne pas parler sa langue) qui laissent transparaître en filigrane une forme d’appropriation de la langue, faite comme par « effraction »…

  • Laurianne et sa sœur se seraient en quelque sorte arrogé un droit qu’on ne leur avait implicitement et inconsciemment pas accordé : celui de faire siennes une langue qui, dans la symbolique de la distribution linguistique des communications familiales, ne leur était pas destinée à elles, mais aux autres, ceux avec qui leur parents la parlaient, sans partager cette langue avec elles. En cela, Laurianne a, en quelque sorte, réussi là où Hugues, candidat malheureux à une réappropriation de sa langue par le biais d’un apprentissage scolaire, aura, lui, échoué.

Langue maternelle non transmise… tout de même comprise… à la longue…

« Le reproche que je pourrais faire à mes parents , c’est vrai que c’est pas toujours conscient, c’est que cet espèce d’impératif de modernisation a fait qu’ils ne nous ont même pas appris à parler notre langue qu’ils parlaient entre eux, sans nous dire, à nous, « voilà les enfants… », sans même dialoguer avec nous. […] Et nous on a quand-même fini par comprendre. » (Laurianne)

Hugues est un jeune homme de 29 ans, originaire du Gabon.
Il est né et a grandi à Libreville, la capitale, et a effectué toute sa scolarité dans des écoles françaises où prédominait cette langue dans les cours de récréation. Arrivé en France en 2003, il a effectué un Master à l’Université de Nantes, avant de venir à Tours effectuer une thèse de doctorat en littérature africaine.

« Comme ma mère le dit souvent, elle en fait elle se disait : voilà si je parle fang aux enfants peut-être que bon, ils auront des difficultés à s’exprimer en français. » (Hugues)

Langue maternelle non transmise… Honte de ne pas parler sa langue…

  • Bien que ses parents soient tous deux de l’ethnie fang, Hugues, comme Laurianne, ne parle pas fang (qu’il considère tout de même comme sa langue maternelle) puisqu’il a été élevé en français. Il en a par contre une certaine compréhension orale.
  • Hugues a clairement exprimé son grand regret de ne pas avoir acquis sa « langue maternelle » de façon « naturelle », comme il le dit, à savoir, par la transmission de la mère aux enfants dès la prime enfance. Il a en effet tenté, une fois grand, d’apprendre le fang de façon académique, mais sans succès, face au constat (bizarre selon lui) qu’il parlait mieux anglais que sa « langue maternelle ». Il déclare ainsi avoir honte de n’être même pas capable de parler sa langue et envier énormément ses cousins qui la pratiquent.
  • Fort cependant d’un bagage culturel qui lui a tout de même été transmis – bien que cette transmission s’est faite par le biais de la langue française – il se dit fier d’appartenir à l’ethnie fang, majoritaire au Gabon et présente dans d’autres pays comme le Cameroun, la Guinée Equatoriale, le Congo et la République de Sao Tomé-et-Principe. Il a même été initié*, selon la coutume, vers l’âge de 12 ans, en dépit de la barrière linguistique qui faisait qu’il ne pouvait pas s’exprimer en langue.

« J’ai honte hein ! Moi justement c’est ce que je pense. Qu’on me regarde avec un œil : comment ça se fait que tu ne parles pas le fang quoi, c’est pas normal ! C’est comme ça que je perçois ça.
[…] Honte pour la façon dont ils me regardent et parce que pour moi il est inconcevable de ne pas parler sa langue ! C’est quand-même MA langue ! Tu vois ce que je veux dire ? C’est mon I-DEN-TI-TE! C’est quand-même ce que je suis et je ne comprends pas, je ne parles même pas…
[…] Non mais vraiment j’ai honte hein ! J’envie tellement, mais tellement mes cousins, mes amis même, qui parlent le fang ! » (Hugues)

*Rite de passage traditionnel, en Afrique, du « statut de l’enfance » au statut officiel « d’adulte .»

« Francophones précoces »… « Syndrome d’Obélix »

Laurianne et Hugues présentent ainsi cette caractéristique, particulière, d’avoir été élevés exclusivement en français. Celui-ci constitue ainsi, d’un point de vue sociolinguistique, leur langue maternelle de facto puisqu’il représente la seule langue dans et par laquelle Laurianne et Hugues ont pris conscience d’eux-mêmes en tant qu’êtres (pensant et parlant) et donc se sont construits en tant qu’individus-locuteurs.

Langues maternelles « détrônées »…

Cette position de langue maternelle de facto apparaît toutefois comme usurpée, illégitime. Illégitime, parce que Laurianne et Hugues ne la reconnaissent pas comme telle, puisque ne la désignant comme telle, ni l’une ni l’autre. accordant, respectivement, ce statut au punu et au fang. Mais illégitime surtout parce que si un schéma de retour en arrière était imaginable, avec une possibilité de choix de langue(s) maternelle(s) offerte, Hugues, comme Laurianne, réclameraient tous deux à leurs parents de leur parler fang et punu, leurs langues de références ethniques et identitaires.

Choix du français comme langue de transmission en lieu et place des langues de références ethniques et identitaires, symptomatique du statut du français en Afrique : langue dominante, bien que minoritaire

Le contexte sociolinguistique dans lequel Laurianne et Hugues ont évolué au Gabon est en effet marqué par une situation de pluralité des langues, inégalitaires sur le plan des valeurs socialement conférées et où le français domine symboliquement en tant qu’ancienne langue coloniale et principal médium d’ascension sociale, qui imprègne les imaginaires sociolinguistiques.

Imaginaires sociolinguistiques nourris par un rapport de force issu de l’impérialisme colonial

« On est dans un rapport de force qu’on a hérité de la colonisation. On va dire encore une fois. Mais oui ! Parce que la colonisation repose sur un énorme scandale. La colonisation a préconisé la table rase. C’est-à-dire pas de culture, pas d’identité, pas de religion. Et ça, quand tu le martèles pendant des décennies, qu’on le veuille ou non, ça rentre dans la tête des gens ! » (Laurianne)

 « C’est un peu l’aliénation on va dire quoi que nous avons un peu subie en nous disant que voilà il faut prendre tout ce qui est importé, tout ce qui est hein de l’ancienne colonie etc., etc. […] Dans la tête des gens le français c’est la langue du futur il fallait donc apprendre cette langue. » (Hugues)

« Moi mon grand-père quand il rencontrait un Punu de la même région que lui (mon père c’était la même chose), il parlait pas punu, il parlait français. Mon Dieu ! Pourquoi ? Parce qu’on avait réussi à leur inculquer qu’il y avait une échelle des valeurs et des connaissances. Donc parler français c’était le must ! » (Laurianne)

« Il y a ce complexe là à l’école […]. Celui qui est Fang, ne parlera pas le fang en étant à l’école des Blancs parce qu’il est complexé par rapport à ça. Il va se dire voilà non je ne parle pas la langue maternelle, je ne parle que le français, parce que voilà c’est ce qui est considéré. Si je parle le fang, on va peut-être se moquer de moi. » (Hugues)

« Pour enlever ça, pour dé-co-loniser l’esprit des gens, c’est tout un travail ! » (Hugues)

L’expérience de la mobilité migratoire générera, pour Laurianne, comme pour Hugues, des prises de positions (identitaires) marquées et affirmées sur la problématique de l’intégration.

Elle est perçue comme une injonction à peine dissimulée à l’assimilation qui constitue un piège. Si intégrer « c’est mettre au cœur », ce qui est mis au cœur du débat sur l’intégration, ce ne serait pas, selon Laurianne, une volonté réelle d’intégrer ou le besoin d’intégrer, mais plutôt la marginalité (référence faite ici aux jeunes des cités). Ce serait leur périphérie et leur étrangeté par rapport à l’identité française (celle du « français de souche ») qui seraient ainsi mises au cœur du « problème de l’intégration ».

Paradoxe donc que de lier de façon indéfectible « langue et intégration », alors même que toute une frange de la population considérée comme non intégrée ou mal intégrée maîtrise la langue ainsi posée comme langue voire facteur (exclusif ?) d’intégration.

Il met en évidence le fait que la caractéristique et compétence francophone de millier de migrants – pris dans les filets hyper-linguicisés d’une conception idéologique du processus d’intégration en France – est (paradoxalement) rendue transparente, inopérante…

« Enlever l’habit de sa culture pour mettre l’habit de la culture française » : intégration (à la française) détricotée…  »

« La politique de la table rase jusque là c’est de dire : « le noir est vide on va tout lui imposer, il faut qu’on l’assimile ». Au début c’était l’assimilation, Marie-Laure. Dans cette intégration qui devient une injonction il y a presque cet espèce d’inconscient de l’assimilation qui revient. Derrière l’intégration, c’est « assimilez-vous ! ». « Il faut qu’ils assimilent, qu’ils intègrent vraiment. » Parce que intégration c’est rentrer au cœur de l’affaire. Ils ont mis les communautés noires et maghrébines en marge de la cité. Et aujourd’hui ils nous font croire que comme on nous a mis en marge, on va nous mettre au cœur. Non ! C’est leur marginalité qui est au cœur de la problématique ! Ils ne seront jamais au cœur de leur identité. C’est leur périphérie et leur étrangeté périphérique qui est au cœur du problème. » (Laurianne)

« Le mot intégration, moi je trouve qu’on devrait même le bannir quoi ! […] Intégration… je vais m’intégrer… dans quoi ? En faisant quoi en fait ? J’aimerais bien qu’on m’explique parce que pour l’instant, pfff. » (Hugues)

Le français, legs colonial : un passeport d’intégration anticipée?

« En parlant d’intégration, il y a trop de choses qui entrent en compte quoi. C’est comme si, en fait, la culture de l’autre, venait euh entraver la bonne marche de la culture française, un truc comme ça. Et donc, comme je t’ai dis, moi je n’ai pas eu de problèmes. C'est-à-dire, je n’ai pas enlevé l’habit de ma culture pour mettre l’habit de la culture française. » (Hugues)

« Moi, j’étais intégrée avant de venir ici, donc, il ne faut pas me fatiguer avec ces histoires-là. […] C’est même quoi ça. Si chacun doit seulement rester attaché là où il est né, comme une chèvre qui reste là où elle peut brouter, il ne fallait pas commencer à venir coloniser les gens. […] L’intégration, c’est quand tu parles français. Donc, c’est bon. Je suis dedans. On m’a bien chicottée à l’école pour que je parle cette langue. Les parents étaient d’accord qu’on nous fouette. Il fallait parler français. Quand la règle en fer du maître faisait gonfler tes doigts, c’était le français qui entrait dans tes os. Quand la chicotte tombait sur ton dos comme la foudre, c’était le français qui pénétrait dans ta chair. […] J’ai payé mon droit d’intégration, et ce n’était pas moins cher. » (« Pulchérie », dans Miano, Léonora, 2012, Ecrits pour la parole, p. 19)

L’injonction sous-jacente à l’intégration, conjointement dénoncée par Laurianne et Hugues, conduit Laurianne à formaliser un positionnement (identitaire) différent de celui de de Hugues : « Jouer le jeu »... de l’intégration… Expression qu’elle convoque à plusieurs reprises dans une très longue tirade où elle évoque son ressenti sur l’intégration, en tant que minorité visible.

Paradoxe du sceau d’ininvisibilité

Laurianne évoque, à l’appui de l’argumentaire qu’elle déroule, un devoir de transparence, en butte, toutefois, au paradoxe entourant l’expérience sociale des minorités visibles en France : être individuellement visible, mais invisible en tant que groupe social (Pap Ndiaye, 2008 : 17)

« Jouer le jeu »… : mise en œuvre d’une forme de « laïcité ethnique »…

« Fournir l’apparat » revient finalement, pour Laurianne, à lutter contre cette injonction, non pas en « ôtant l’habit de sa culture », comme le dit Hugues, mais en prenant le contre-pied de celle-ci : recouvrir « l’habit de sa culture » d’un voile de culture française, pour préserver son identité, l’affirmant ainsi, silencieusement, mais d’autant plus fortement.

« Jouer le jeu…, fournir l’ap-pa-rat… et se préserver identitairement »?

« A la limite tu dois et fournir ton identité, et ta singularité. Ça, c’est un truc extraordinaire ! C'est-à-dire que : « Chuis black, mais moi en tant que black, je mange pas nécessairement ce que les autres mangent hein* ; moi en tant que black, je sais faire des tartes aux pommes ! ». Donc il a fallu remplir tous ces critères-là pour pouvoir susciter un intérêt. […] Et donc pour moi, quand on a parlé d’intégration, j’ai repensé à tout ça. Je me dis : « Mais finalement, ça fonctionne beaucoup sur les préjugés ». Je me suis dit : « Mais finalement, on est cons de penser que ces gens-là ne nous regardent pas pour ce que nous apparaissons d’abord ». C’est vrai que quand on est noir c’est un peu un repoussoir quoi, les Noirs hein… Mais on oublie que les gens fonctionnent beaucoup sur les apparences. Et j’ai compris ça. Je m’habille en jeans, j’ai un accent correct, j’utilise un très bon français, meilleur que le leur, mei-lleur que le leur. Et c’est là qu’on commence à oh… nous respecter. (Laurianne)
(*Je suis noir et je n’aime pas le manioc (Kelman, 2003), ouvrage auquel Laurianne a plusieurs fois fait référence de façon directe ou allusive.)

« On a vis-à-vis d’eux, on a presqu’un, un devoir de transparence. Oui, on a un devoir de transparence vis-à-vis d’eux, même si la couleur de notre peau fait que c’est difficile d’être transparent. » (Laurianne)

Donc, quand on dit : « Intègre-toi », je dis : « Bon d’accord, je vais jouer le jeu de l’intégration. Je vais porter jeans, je vais manger tartiflette, je vais manger quiche lorraine, tout ce que vous voulez. Je vais dire que c’est très bon même si j’aime pas ; et puis après, moi, mon identité, je la garde pour moi ». Moi je dis, il vaut mieux être malin et continuer à simuler parce que l’intégration s’arrête à ma porte après tout. Puisqu’on ne nous demande que de l’apparat, fournissons-leur l’ap-pa-rat. Et préservons-nous identitairement parlant ! » (Laurianne)

« Dans les années soixante-dix, l’ambiance intégratrice était de type Michael Jackson : la métamorphose esthétique pour devenir invisible. Transparent. » (Bégag, 2003 : 10)

Eléments de synthèse

Expériences croisées de « Migr’étudiants », « francophones précoces »…

Le français au biberon… Langues maternelles détrônées…

  • Honte de ne pas parler sa langue pour Hugues ;
  • Manque ressenti et déploré d’une part identitaire pour Laurianne : « quelque chose qui souffre » en elle, qu’elle pleure et exprime au travers de sa sensibilité artistique, dans les poèmes et chansons qu’elle compose et met en scène dans le cadre du groupe artistique qu’elle a monté à Tours.
  • Fierté d’être fang pour Hugues, initié traditionnellement;
  • Fierté dêtre punu également pour Laurianne et, de manière plus engagée fierté de faire partie de l’Afrique et de prendre part à l’histoire Africaine (celle qui n’est pas écrite par le vainqueur…

« Rapport de force hérité de la colonisation »… Imaginaires historiquement construits

  • Complexe et aliénation : «  J’ai été complexé parce que, comment dire ? complexé dans le sens, au départ tu es en quelque sorte aliéné, parce que bon voilà c’est le français etc. » (Hugues)
  • Scandale de la colonisation qui a préconisé la « table rase » : «  pas de culture, pas d’identité, pas de religion » (Laurianne).

Intégration détricotée…

  • « Bannir le mot intégration » pour Hugues qui « n’a pas enlevé l’habit de sa culture pour mettre l’habit de la culture française »;
  • « Jouer le jeu de l’intégration » pour Laurianne et préserver son identité

Laïcité ethnique : « Laisser au pas de sa porte tout « signe visible » et manifestation (pouvant être perçue comme) ostentatoire d’appartenance ethnique, culturelle, linguistique, distincts de ceux considérés comme légitimes, acceptables, dans l’espace public et interrelationnel avec les membres de la société. » (Tending, 2014 : 474)

Histoire langagière de Laurianne publiée dans :
BRETEGNIER A. & TENDING M.-L., 2020 : « Explorer les imaginaires plurilingues pour interroger le sens et les enjeux situés de problématiques de minorisation sociolinguistique ». Dans : K. Gauvin et II. Violette (dir.), Minorisation linguistique et inégalités sociales. Rapports complexes aux langues dans l’espace francophone, Coll. « Sprache, Identität, Kultur », Bern, Peter Lang, pp. 147-163.

31 ans, née au Gabon

29 ans, né au Gabon

Fragments croisés d’histoires de langues…

Terrain 6 : « Migr’étudiants »
Corpus de thèse : Parcours migratoires et constructions identitaires en contextes francophones. Une lecture sociolinguistique du processus d’intégration de migrants africains en France et en Acadie du Nouveau-Brunswick, 2014

Marie-Laure Tending

  • Etudiante en doctorat de littérature africaine, en France depuis 5 ans (au moment de l’entretien)
  • Originaire du Gabon
  • Née en 1977 à Port-Gentil, capitale économique du Gabon, de parents tous les deux Punus, respectivement, médecin et infirmière de profession
  • Langue de référence identitaire : punu (non transmis par les parents)
  • Langue de socialisation : français (unique médium de communication familiale)
  • Contexte sociolinguistique : urbain plurilingue avec le français comme principal véhiculaire de communication interethnique.
  • Parcours de vie comportant deux temps de mobilités significatifs du Gabon vers la France :
    • durant l’enfance, avec sa famille pendant six ans (de ses 10 ans à ses 16 ans);
    • après sa maîtrise (2003), pour rejoindre son compagnon, déjà en France, et poursuivre ses études supérieures (DEA puis doctorat).
  • Etudiant en doctorat de littérature africaine, en France depuis 5 ans (au moment de l’entretien)
  • Originaire du Gabon
  • Né en 1979 à Libreville, capitale administrative du Gabon, de parents tous les deux fangs
  • Langue de référence identitaire : fang (non transmis par ses parents et en particulier sa mère qui l’a élevé seule, après son divorce).
  • Groupe ethnique majoritaire dont le patrimoine et l’histoire culturels sont riche anciens et reconnus en Afrique (guerriers fangs) et présent notamment dans d’autres pays (Cameroun, Guinée Equatoriale, Congo et République de Sao Tomé-et-Principe).
  • Langue de socialisation : français (unique médium de communication familiale, car choix conscient de la maman de Hugues de ne transmettre que le français, langue de réussite sociale, au détriment du fang
  • Contexte sociolinguistique : urbain plurilingue avec le français comme principal véhiculaire de communication interethnique.

Laurianne est une jeune femme d’une trentaine d’années, originaire du Gabon.
Née à Port-Gentil, capitale économique du Gabon, elle fait partie du groupe ethnique des Punu, auquel ses deux parents appartiennent. Elle était étudiante en thèse de littérature africaine à l’Université de Tours au moment de notre rencontre, et a la particularité d’un parcours de vie comportant deux grandes étapes de mobilités du Gabon vers la France.

  • Laurianne est en effet venue une première fois en France, avec sa famille, lorsqu’elle avait dix ans. Ils vivaient à Créteil (Paris) et elle a été inscrite en CE2 à l’école Allezard de Créteil, située en ZEP (zone d’éducation prioritaire).
  • Ses parents n’étaient pourtant pas ce qu’elle considère comme les immigrés correspondant regard qu’en ont généralement les Français, de son point de vue, parce que son père était médecin, travaillait dans le privé et sa mère, infirmière. Ils étaient donc relativement aisés et ne vivaient pas en cité, mais dans un quartier résidentiel.
  • Laurianne n’a ainsi jamais vraiment compris pourquoi elle s’est retrouvée dans une ZEP. Elle garde de cette première expérience migratoire le souvenir, somme toute plutôt positif du regard naïf et innocent de l’enfant qu’elle était, mais rétrospectivement plus lucide et critique de l’adulte consciente des représentations attachées à l’immigration, notamment africaine en France.

– « Tu n’as pas redoublé?
– Non, pourquoi? »
(Dialogue entre Laurianne, passée au collège, et son ancien instituteur de CM2)

« Ce qui est un petit peut cocasse c’est que l’institutrice s’imaginait qu’étant issue d’un pays africain, je ne pratiquais pas la langue de leur pays. Et donc qu’une intégration serait problématique. Alors elle a été agréablement surprise de voir que non seulement je parlais très bien français mais que j’étais la première de la classe. J’avais de très très bonnes notes et mieux encore, j’avais de l’avance » Laurianne

  • Sa famille est rentrée au Gabon, au moment où elle devait faire sa troisième et Laurianne y a poursuivi son cursus scolaire jusqu’à l’obtention d’une maîtrise en littérature africaine. Les difficultés qu’elle a rencontrées à ce niveau, seront en quelque sorte l’élément déclencheur de sa décision de repartir en France, idée qui lui trottait déjà dans la tête, mais non concrétisée du moment qu’elle pouvait faire ses études sur place (au Gabon) dans un domaine qui la passionnait : la littérature africaine.
  • Laurianne a effectué sa seconde mobilité vers la France en Novembre 2003 pour y effectuer un DEA puis une thèse sur la question du métissage dans la littérature africaine, mobilité résultant d’une démarche personnelle cette fois-ci, et non plus familiale comme lorsqu’elle était enfant.

Un engagement intellectuel militant pour une réhabilitation de l’image de l’Afrique…

  • Se présentant comme une « africaniste » du fait notamment de sa spécialisation universitaire, Laurianne se dit par ailleurs engagée dans une dynamique de réhabilitation de l’image de l’Afrique et des Africains qui, contrairement aux propos controversés de Nicolas Sarkozy prononcés lors de son fameux Discours de Dakar, ont vocation à être dans l’histoire à laquelle ils participent déjà et ce depuis bien longtemps.

« Tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens, les histoires de chasse continueront de glorifier le chasseur » (proverbe africain)

« Je suis engagée parce que je reste convaincue, à l’instar de la première génération des écrivains, c'est-à-dire Senghor, que on a vocation à faire partie de l’histoire. » (Laurianne)

Faire de la littérature africaine pour Laurianne c’est ainsi sa façon particulière d’entrer et de participer à cette histoire africaine déjà en marche, de remonter à sa source et de retrouver ce que le rapport de force établi par la domination occidentale a enfoui dans les méandres d’une autre histoire écrite, elle, par le vainqueur.

  • Cet aspect particulier de la personnalité de Laurianne, se retrouve également dans sa volonté farouche de préserver et de transmettre son héritage linguistique et culturel à ses enfants. Un héritage qui, du point de vue linguistique, ne lui a que partiellement été transmis, à son plus grand regret. Mais Laurianne, et sa sœur, ont quand même réussi à bien comprendre le punu, « à la longue », comme elle dit.

Acquisition tardive et concession accompagnant son expression (comme une revanche sur tous ceux qui lui reprochaient de ne pas parler sa langue) qui laissent transparaître en filigrane une forme d’appropriation de la langue, faite comme par « effraction »…

  • Laurianne et sa sœur se seraient en quelque sorte arrogé un droit qu’on ne leur avait implicitement et inconsciemment pas accordé : celui de faire siennes une langue qui, dans la symbolique de la distribution linguistique des communications familiales, ne leur était pas destinée à elles, mais aux autres, ceux avec qui leur parents la parlaient, sans partager cette langue avec elles. En cela, Laurianne a, en quelque sorte, réussi là où Hugues, candidat malheureux à une réappropriation de sa langue par le biais d’un apprentissage scolaire, aura, lui, échoué.

Langue maternelle non transmise… tout de même comprise… à la longue…

« Le reproche que je pourrais faire à mes parents , c’est vrai que c’est pas toujours conscient, c’est que cet espèce d’impératif de modernisation a fait qu’ils ne nous ont même pas appris à parler notre langue qu’ils parlaient entre eux, sans nous dire, à nous, « voilà les enfants… », sans même dialoguer avec nous. […] Et nous on a quand-même fini par comprendre. » (Laurianne)

Hugues est un jeune homme de 29 ans, originaire du Gabon.
Il est né et a grandi à Libreville, la capitale, et a effectué toute sa scolarité dans des écoles françaises où prédominait cette langue dans les cours de récréation. Arrivé en France en 2003, il a effectué un Master à l’Université de Nantes, avant de venir à Tours effectuer une thèse de doctorat en littérature africaine.

« Comme ma mère le dit souvent, elle en fait elle se disait : voilà si je parle fang aux enfants peut-être que bon, ils auront des difficultés à s’exprimer en français. » (Hugues)

Langue maternelle non transmise… Honte de ne pas parler sa langue…

  • Bien que ses parents soient tous deux de l’ethnie fang, Hugues, comme Laurianne, ne parle pas fang (qu’il considère tout de même comme sa langue maternelle) puisqu’il a été élevé en français. Il en a par contre une certaine compréhension orale.
  • Hugues a clairement exprimé son grand regret de ne pas avoir acquis sa « langue maternelle » de façon « naturelle », comme il le dit, à savoir, par la transmission de la mère aux enfants dès la prime enfance. Il a en effet tenté, une fois grand, d’apprendre le fang de façon académique, mais sans succès, face au constat (bizarre selon lui) qu’il parlait mieux anglais que sa « langue maternelle ». Il déclare ainsi avoir honte de n’être même pas capable de parler sa langue et envier énormément ses cousins qui la pratiquent.
  • Fort cependant d’un bagage culturel qui lui a tout de même été transmis – bien que cette transmission s’est faite par le biais de la langue française – il se dit fier d’appartenir à l’ethnie fang, majoritaire au Gabon et présente dans d’autres pays comme le Cameroun, la Guinée Equatoriale, le Congo et la République de Sao Tomé-et-Principe. Il a même été initié*, selon la coutume, vers l’âge de 12 ans, en dépit de la barrière linguistique qui faisait qu’il ne pouvait pas s’exprimer en langue.

« J’ai honte hein ! Moi justement c’est ce que je pense. Qu’on me regarde avec un œil : comment ça se fait que tu ne parles pas le fang quoi, c’est pas normal ! C’est comme ça que je perçois ça.
[…] Honte pour la façon dont ils me regardent et parce que pour moi il est inconcevable de ne pas parler sa langue ! C’est quand-même MA langue ! Tu vois ce que je veux dire ? C’est mon I-DEN-TI-TE! C’est quand-même ce que je suis et je ne comprends pas, je ne parles même pas…
[…] Non mais vraiment j’ai honte hein ! J’envie tellement, mais tellement mes cousins, mes amis même, qui parlent le fang ! » (Hugues)

*Rite de passage traditionnel, en Afrique, du « statut de l’enfance » au statut officiel « d’adulte .»

« Francophones précoces »… « Syndrome d’Obélix »

Laurianne et Hugues présentent ainsi cette caractéristique, particulière, d’avoir été élevés exclusivement en français. Celui-ci constitue ainsi, d’un point de vue sociolinguistique, leur langue maternelle de facto puisqu’il représente la seule langue dans et par laquelle Laurianne et Hugues ont pris conscience d’eux-mêmes en tant qu’êtres (pensant et parlant) et donc se sont construits en tant qu’individus-locuteurs.

Langues maternelles « détrônées »…

Cette position de langue maternelle de facto apparaît toutefois comme usurpée, illégitime. Illégitime, parce que Laurianne et Hugues ne la reconnaissent pas comme telle, puisque ne la désignant comme telle, ni l’une ni l’autre. accordant, respectivement, ce statut au punu et au fang. Mais illégitime surtout parce que si un schéma de retour en arrière était imaginable, avec une possibilité de choix de langue(s) maternelle(s) offerte, Hugues, comme Laurianne, réclameraient tous deux à leurs parents de leur parler fang et punu, leurs langues de références ethniques et identitaires.

Choix du français comme langue de transmission en lieu et place des langues de références ethniques et identitaires, symptomatique du statut du français en Afrique : langue dominante, bien que minoritaire

Le contexte sociolinguistique dans lequel Laurianne et Hugues ont évolué au Gabon est en effet marqué par une situation de pluralité des langues, inégalitaires sur le plan des valeurs socialement conférées et où le français domine symboliquement en tant qu’ancienne langue coloniale et principal médium d’ascension sociale, qui imprègne les imaginaires sociolinguistiques.

Imaginaires sociolinguistiques nourris par un rapport de force issu de l’impérialisme colonial

« On est dans un rapport de force qu’on a hérité de la colonisation. On va dire encore une fois. Mais oui ! Parce que la colonisation repose sur un énorme scandale. La colonisation a préconisé la table rase. C’est-à-dire pas de culture, pas d’identité, pas de religion. Et ça, quand tu le martèles pendant des décennies, qu’on le veuille ou non, ça rentre dans la tête des gens ! » (Laurianne)

 « C’est un peu l’aliénation on va dire quoi que nous avons un peu subie en nous disant que voilà il faut prendre tout ce qui est importé, tout ce qui est hein de l’ancienne colonie etc., etc. […] Dans la tête des gens le français c’est la langue du futur il fallait donc apprendre cette langue. » (Hugues)

« Moi mon grand-père quand il rencontrait un Punu de la même région que lui (mon père c’était la même chose), il parlait pas punu, il parlait français. Mon Dieu ! Pourquoi ? Parce qu’on avait réussi à leur inculquer qu’il y avait une échelle des valeurs et des connaissances. Donc parler français c’était le must ! » (Laurianne)

« Il y a ce complexe là à l’école […]. Celui qui est Fang, ne parlera pas le fang en étant à l’école des Blancs parce qu’il est complexé par rapport à ça. Il va se dire voilà non je ne parle pas la langue maternelle, je ne parle que le français, parce que voilà c’est ce qui est considéré. Si je parle le fang, on va peut-être se moquer de moi. » (Hugues)

« Pour enlever ça, pour dé-co-loniser l’esprit des gens, c’est tout un travail ! » (Hugues)

L’expérience de la mobilité migratoire générera, pour Laurianne, comme pour Hugues, des prises de positions (identitaires) marquées et affirmées sur la problématique de l’intégration.

Elle est perçue comme une injonction à peine dissimulée à l’assimilation qui constitue un piège. Si intégrer « c’est mettre au cœur », ce qui est mis au cœur du débat sur l’intégration, ce ne serait pas, selon Laurianne, une volonté réelle d’intégrer ou le besoin d’intégrer, mais plutôt la marginalité (référence faite ici aux jeunes des cités). Ce serait leur périphérie et leur étrangeté par rapport à l’identité française (celle du « français de souche ») qui seraient ainsi mises au cœur du « problème de l’intégration ».

Paradoxe donc que de lier de façon indéfectible « langue et intégration », alors même que toute une frange de la population considérée comme non intégrée ou mal intégrée maîtrise la langue ainsi posée comme langue voire facteur (exclusif ?) d’intégration.

Il met en évidence le fait que la caractéristique et compétence francophone de millier de migrants – pris dans les filets hyper-linguicisés d’une conception idéologique du processus d’intégration en France – est (paradoxalement) rendue transparente, inopérante…

« Enlever l’habit de sa culture pour mettre l’habit de la culture française » : intégration (à la française) détricotée…  »

« La politique de la table rase jusque là c’est de dire : « le noir est vide on va tout lui imposer, il faut qu’on l’assimile ». Au début c’était l’assimilation, Marie-Laure. Dans cette intégration qui devient une injonction il y a presque cet espèce d’inconscient de l’assimilation qui revient. Derrière l’intégration, c’est « assimilez-vous ! ». « Il faut qu’ils assimilent, qu’ils intègrent vraiment. » Parce que intégration c’est rentrer au cœur de l’affaire. Ils ont mis les communautés noires et maghrébines en marge de la cité. Et aujourd’hui ils nous font croire que comme on nous a mis en marge, on va nous mettre au cœur. Non ! C’est leur marginalité qui est au cœur de la problématique ! Ils ne seront jamais au cœur de leur identité. C’est leur périphérie et leur étrangeté périphérique qui est au cœur du problème. » (Laurianne)

« Le mot intégration, moi je trouve qu’on devrait même le bannir quoi ! […] Intégration… je vais m’intégrer… dans quoi ? En faisant quoi en fait ? J’aimerais bien qu’on m’explique parce que pour l’instant, pfff. » (Hugues)

Le français, legs colonial : un passeport d’intégration anticipée?

« En parlant d’intégration, il y a trop de choses qui entrent en compte quoi. C’est comme si, en fait, la culture de l’autre, venait euh entraver la bonne marche de la culture française, un truc comme ça. Et donc, comme je t’ai dis, moi je n’ai pas eu de problèmes. C'est-à-dire, je n’ai pas enlevé l’habit de ma culture pour mettre l’habit de la culture française. » (Hugues)

« Moi, j’étais intégrée avant de venir ici, donc, il ne faut pas me fatiguer avec ces histoires-là. […] C’est même quoi ça. Si chacun doit seulement rester attaché là où il est né, comme une chèvre qui reste là où elle peut brouter, il ne fallait pas commencer à venir coloniser les gens. […] L’intégration, c’est quand tu parles français. Donc, c’est bon. Je suis dedans. On m’a bien chicottée à l’école pour que je parle cette langue. Les parents étaient d’accord qu’on nous fouette. Il fallait parler français. Quand la règle en fer du maître faisait gonfler tes doigts, c’était le français qui entrait dans tes os. Quand la chicotte tombait sur ton dos comme la foudre, c’était le français qui pénétrait dans ta chair. […] J’ai payé mon droit d’intégration, et ce n’était pas moins cher. » (« Pulchérie », dans Miano, Léonora, 2012, Ecrits pour la parole, p. 19)

L’injonction sous-jacente à l’intégration, conjointement dénoncée par Laurianne et Hugues, conduit Laurianne à formaliser un positionnement (identitaire) différent de celui de de Hugues : « Jouer le jeu »... de l’intégration… Expression qu’elle convoque à plusieurs reprises dans une très longue tirade où elle évoque son ressenti sur l’intégration, en tant que minorité visible.

Paradoxe du sceau d’ininvisibilité

Laurianne évoque, à l’appui de l’argumentaire qu’elle déroule, un devoir de transparence, en butte, toutefois, au paradoxe entourant l’expérience sociale des minorités visibles en France : être individuellement visible, mais invisible en tant que groupe social (Pap Ndiaye, 2008 : 17)

« Jouer le jeu »… : mise en œuvre d’une forme de « laïcité ethnique »…

« Fournir l’apparat » revient finalement, pour Laurianne, à lutter contre cette injonction, non pas en « ôtant l’habit de sa culture », comme le dit Hugues, mais en prenant le contre-pied de celle-ci : recouvrir « l’habit de sa culture » d’un voile de culture française, pour préserver son identité, l’affirmant ainsi, silencieusement, mais d’autant plus fortement.

« Jouer le jeu…, fournir l’ap-pa-rat… et se préserver identitairement »?

« A la limite tu dois et fournir ton identité, et ta singularité. Ça, c’est un truc extraordinaire ! C'est-à-dire que : « Chuis black, mais moi en tant que black, je mange pas nécessairement ce que les autres mangent hein* ; moi en tant que black, je sais faire des tartes aux pommes ! ». Donc il a fallu remplir tous ces critères-là pour pouvoir susciter un intérêt. […] Et donc pour moi, quand on a parlé d’intégration, j’ai repensé à tout ça. Je me dis : « Mais finalement, ça fonctionne beaucoup sur les préjugés ». Je me suis dit : « Mais finalement, on est cons de penser que ces gens-là ne nous regardent pas pour ce que nous apparaissons d’abord ». C’est vrai que quand on est noir c’est un peu un repoussoir quoi, les Noirs hein… Mais on oublie que les gens fonctionnent beaucoup sur les apparences. Et j’ai compris ça. Je m’habille en jeans, j’ai un accent correct, j’utilise un très bon français, meilleur que le leur, mei-lleur que le leur. Et c’est là qu’on commence à oh… nous respecter. (Laurianne)
(*Je suis noir et je n’aime pas le manioc (Kelman, 2003), ouvrage auquel Laurianne a plusieurs fois fait référence de façon directe ou allusive.)

« On a vis-à-vis d’eux, on a presqu’un, un devoir de transparence. Oui, on a un devoir de transparence vis-à-vis d’eux, même si la couleur de notre peau fait que c’est difficile d’être transparent. » (Laurianne)

Donc, quand on dit : « Intègre-toi », je dis : « Bon d’accord, je vais jouer le jeu de l’intégration. Je vais porter jeans, je vais manger tartiflette, je vais manger quiche lorraine, tout ce que vous voulez. Je vais dire que c’est très bon même si j’aime pas ; et puis après, moi, mon identité, je la garde pour moi ». Moi je dis, il vaut mieux être malin et continuer à simuler parce que l’intégration s’arrête à ma porte après tout. Puisqu’on ne nous demande que de l’apparat, fournissons-leur l’ap-pa-rat. Et préservons-nous identitairement parlant ! » (Laurianne)

« Dans les années soixante-dix, l’ambiance intégratrice était de type Michael Jackson : la métamorphose esthétique pour devenir invisible. Transparent. » (Bégag, 2003 : 10)

Eléments de synthèse

Expériences croisées de « Migr’étudiants », « francophones précoces »…

Le français au biberon… Langues maternelles détrônées…

  • Honte de ne pas parler sa langue pour Hugues ;
  • Manque ressenti et déploré d’une part identitaire pour Laurianne : « quelque chose qui souffre » en elle, qu’elle pleure et exprime au travers de sa sensibilité artistique, dans les poèmes et chansons qu’elle compose et met en scène dans le cadre du groupe artistique qu’elle a monté à Tours.
  • Fierté d’être fang pour Hugues, initié traditionnellement;
  • Fierté dêtre punu également pour Laurianne et, de manière plus engagée fierté de faire partie de l’Afrique et de prendre part à l’histoire Africaine (celle qui n’est pas écrite par le vainqueur…

« Rapport de force hérité de la colonisation »… Imaginaires historiquement construits

  • Complexe et aliénation : «  J’ai été complexé parce que, comment dire ? complexé dans le sens, au départ tu es en quelque sorte aliéné, parce que bon voilà c’est le français etc. » (Hugues)
  • Scandale de la colonisation qui a préconisé la « table rase » : «  pas de culture, pas d’identité, pas de religion » (Laurianne).

Intégration détricotée…

  • « Bannir le mot intégration » pour Hugues qui « n’a pas enlevé l’habit de sa culture pour mettre l’habit de la culture française »;
  • « Jouer le jeu de l’intégration » pour Laurianne et préserver son identité

Laïcité ethnique : « Laisser au pas de sa porte tout « signe visible » et manifestation (pouvant être perçue comme) ostentatoire d’appartenance ethnique, culturelle, linguistique, distincts de ceux considérés comme légitimes, acceptables, dans l’espace public et interrelationnel avec les membres de la société. » (Tending, 2014 : 474)

Histoire langagière de Laurianne publiée dans :
BRETEGNIER A. & TENDING M.-L., 2020 : « Explorer les imaginaires plurilingues pour interroger le sens et les enjeux situés de problématiques de minorisation sociolinguistique ». Dans : K. Gauvin et II. Violette (dir.), Minorisation linguistique et inégalités sociales. Rapports complexes aux langues dans l’espace francophone, Coll. « Sprache, Identität, Kultur », Bern, Peter Lang, pp. 147-163.

31 ans, née au Gabon

29 ans, né au Gabon

Fragments croisés d’histoires de langues…

Terrain 6 : « Migr’étudiants »
Corpus de thèse : Parcours migratoires et constructions identitaires en contextes francophones. Une lecture sociolinguistique du processus d’intégration de migrants africains en France et en Acadie du Nouveau-Brunswick, 2014

Marie-Laure Tending

  • Etudiante en doctorat de littérature africaine, en France depuis 5 ans (au moment de l’entretien)
  • Originaire du Gabon
  • Née en 1977 à Port-Gentil, capitale économique du Gabon, de parents tous les deux Punus, respectivement, médecin et infirmière de profession
  • Langue de référence identitaire : punu (non transmis par les parents)
  • Langue de socialisation : français (unique médium de communication familiale)
  • Contexte sociolinguistique : urbain plurilingue avec le français comme principal véhiculaire de communication interethnique.
  • Parcours de vie comportant deux temps de mobilités significatifs du Gabon vers la France :
    • durant l’enfance, avec sa famille pendant six ans (de ses 10 ans à ses 16 ans);
    • après sa maîtrise (2003), pour rejoindre son compagnon, déjà en France, et poursuivre ses études supérieures (DEA puis doctorat).
  • Etudiant en doctorat de littérature africaine, en France depuis 5 ans (au moment de l’entretien)
  • Originaire du Gabon
  • Né en 1979 à Libreville, capitale administrative du Gabon, de parents tous les deux fangs
  • Langue de référence identitaire : fang (non transmis par ses parents et en particulier sa mère qui l’a élevé seule, après son divorce).
  • Groupe ethnique majoritaire dont le patrimoine et l’histoire culturels sont riche anciens et reconnus en Afrique (guerriers fangs) et présent notamment dans d’autres pays (Cameroun, Guinée Equatoriale, Congo et République de Sao Tomé-et-Principe).
  • Langue de socialisation : français (unique médium de communication familiale, car choix conscient de la maman de Hugues de ne transmettre que le français, langue de réussite sociale, au détriment du fang
  • Contexte sociolinguistique : urbain plurilingue avec le français comme principal véhiculaire de communication interethnique.

Laurianne est une jeune femme d’une trentaine d’années, originaire du Gabon.
Née à Port-Gentil, capitale économique du Gabon, elle fait partie du groupe ethnique des Punu, auquel ses deux parents appartiennent. Elle était étudiante en thèse de littérature africaine à l’Université de Tours au moment de notre rencontre, et a la particularité d’un parcours de vie comportant deux grandes étapes de mobilités du Gabon vers la France.

  • Laurianne est en effet venue une première fois en France, avec sa famille, lorsqu’elle avait dix ans. Ils vivaient à Créteil (Paris) et elle a été inscrite en CE2 à l’école Allezard de Créteil, située en ZEP (zone d’éducation prioritaire).
  • Ses parents n’étaient pourtant pas ce qu’elle considère comme les immigrés correspondant regard qu’en ont généralement les Français, de son point de vue, parce que son père était médecin, travaillait dans le privé et sa mère, infirmière. Ils étaient donc relativement aisés et ne vivaient pas en cité, mais dans un quartier résidentiel.
  • Laurianne n’a ainsi jamais vraiment compris pourquoi elle s’est retrouvée dans une ZEP. Elle garde de cette première expérience migratoire le souvenir, somme toute plutôt positif du regard naïf et innocent de l’enfant qu’elle était, mais rétrospectivement plus lucide et critique de l’adulte consciente des représentations attachées à l’immigration, notamment africaine en France.

– « Tu n’as pas redoublé?
– Non, pourquoi? »
(Dialogue entre Laurianne, passée au collège, et son ancien instituteur de CM2)

« Ce qui est un petit peut cocasse c’est que l’institutrice s’imaginait qu’étant issue d’un pays africain, je ne pratiquais pas la langue de leur pays. Et donc qu’une intégration serait problématique. Alors elle a été agréablement surprise de voir que non seulement je parlais très bien français mais que j’étais la première de la classe. J’avais de très très bonnes notes et mieux encore, j’avais de l’avance » Laurianne

  • Sa famille est rentrée au Gabon, au moment où elle devait faire sa troisième et Laurianne y a poursuivi son cursus scolaire jusqu’à l’obtention d’une maîtrise en littérature africaine. Les difficultés qu’elle a rencontrées à ce niveau, seront en quelque sorte l’élément déclencheur de sa décision de repartir en France, idée qui lui trottait déjà dans la tête, mais non concrétisée du moment qu’elle pouvait faire ses études sur place (au Gabon) dans un domaine qui la passionnait : la littérature africaine.
  • Laurianne a effectué sa seconde mobilité vers la France en Novembre 2003 pour y effectuer un DEA puis une thèse sur la question du métissage dans la littérature africaine, mobilité résultant d’une démarche personnelle cette fois-ci, et non plus familiale comme lorsqu’elle était enfant.

Un engagement intellectuel militant pour une réhabilitation de l’image de l’Afrique…

  • Se présentant comme une « africaniste » du fait notamment de sa spécialisation universitaire, Laurianne se dit par ailleurs engagée dans une dynamique de réhabilitation de l’image de l’Afrique et des Africains qui, contrairement aux propos controversés de Nicolas Sarkozy prononcés lors de son fameux Discours de Dakar, ont vocation à être dans l’histoire à laquelle ils participent déjà et ce depuis bien longtemps.

« Tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens, les histoires de chasse continueront de glorifier le chasseur » (proverbe africain)

« Je suis engagée parce que je reste convaincue, à l’instar de la première génération des écrivains, c'est-à-dire Senghor, que on a vocation à faire partie de l’histoire. » (Laurianne)

Faire de la littérature africaine pour Laurianne c’est ainsi sa façon particulière d’entrer et de participer à cette histoire africaine déjà en marche, de remonter à sa source et de retrouver ce que le rapport de force établi par la domination occidentale a enfoui dans les méandres d’une autre histoire écrite, elle, par le vainqueur.

  • Cet aspect particulier de la personnalité de Laurianne, se retrouve également dans sa volonté farouche de préserver et de transmettre son héritage linguistique et culturel à ses enfants. Un héritage qui, du point de vue linguistique, ne lui a que partiellement été transmis, à son plus grand regret. Mais Laurianne, et sa sœur, ont quand même réussi à bien comprendre le punu, « à la longue », comme elle dit.

Acquisition tardive et concession accompagnant son expression (comme une revanche sur tous ceux qui lui reprochaient de ne pas parler sa langue) qui laissent transparaître en filigrane une forme d’appropriation de la langue, faite comme par « effraction »…

  • Laurianne et sa sœur se seraient en quelque sorte arrogé un droit qu’on ne leur avait implicitement et inconsciemment pas accordé : celui de faire siennes une langue qui, dans la symbolique de la distribution linguistique des communications familiales, ne leur était pas destinée à elles, mais aux autres, ceux avec qui leur parents la parlaient, sans partager cette langue avec elles. En cela, Laurianne a, en quelque sorte, réussi là où Hugues, candidat malheureux à une réappropriation de sa langue par le biais d’un apprentissage scolaire, aura, lui, échoué.

Langue maternelle non transmise… tout de même comprise… à la longue…

« Le reproche que je pourrais faire à mes parents , c’est vrai que c’est pas toujours conscient, c’est que cet espèce d’impératif de modernisation a fait qu’ils ne nous ont même pas appris à parler notre langue qu’ils parlaient entre eux, sans nous dire, à nous, « voilà les enfants… », sans même dialoguer avec nous. […] Et nous on a quand-même fini par comprendre. » (Laurianne)

Hugues est un jeune homme de 29 ans, originaire du Gabon.
Il est né et a grandi à Libreville, la capitale, et a effectué toute sa scolarité dans des écoles françaises où prédominait cette langue dans les cours de récréation. Arrivé en France en 2003, il a effectué un Master à l’Université de Nantes, avant de venir à Tours effectuer une thèse de doctorat en littérature africaine.

« Comme ma mère le dit souvent, elle en fait elle se disait : voilà si je parle fang aux enfants peut-être que bon, ils auront des difficultés à s’exprimer en français. » (Hugues)

Langue maternelle non transmise… Honte de ne pas parler sa langue…

  • Bien que ses parents soient tous deux de l’ethnie fang, Hugues, comme Laurianne, ne parle pas fang (qu’il considère tout de même comme sa langue maternelle) puisqu’il a été élevé en français. Il en a par contre une certaine compréhension orale.
  • Hugues a clairement exprimé son grand regret de ne pas avoir acquis sa « langue maternelle » de façon « naturelle », comme il le dit, à savoir, par la transmission de la mère aux enfants dès la prime enfance. Il a en effet tenté, une fois grand, d’apprendre le fang de façon académique, mais sans succès, face au constat (bizarre selon lui) qu’il parlait mieux anglais que sa « langue maternelle ». Il déclare ainsi avoir honte de n’être même pas capable de parler sa langue et envier énormément ses cousins qui la pratiquent.
  • Fort cependant d’un bagage culturel qui lui a tout de même été transmis – bien que cette transmission s’est faite par le biais de la langue française – il se dit fier d’appartenir à l’ethnie fang, majoritaire au Gabon et présente dans d’autres pays comme le Cameroun, la Guinée Equatoriale, le Congo et la République de Sao Tomé-et-Principe. Il a même été initié*, selon la coutume, vers l’âge de 12 ans, en dépit de la barrière linguistique qui faisait qu’il ne pouvait pas s’exprimer en langue.

« J’ai honte hein ! Moi justement c’est ce que je pense. Qu’on me regarde avec un œil : comment ça se fait que tu ne parles pas le fang quoi, c’est pas normal ! C’est comme ça que je perçois ça.
[…] Honte pour la façon dont ils me regardent et parce que pour moi il est inconcevable de ne pas parler sa langue ! C’est quand-même MA langue ! Tu vois ce que je veux dire ? C’est mon I-DEN-TI-TE! C’est quand-même ce que je suis et je ne comprends pas, je ne parles même pas…
[…] Non mais vraiment j’ai honte hein ! J’envie tellement, mais tellement mes cousins, mes amis même, qui parlent le fang ! » (Hugues)

*Rite de passage traditionnel, en Afrique, du « statut de l’enfance » au statut officiel « d’adulte .»

« Francophones précoces »… « Syndrome d’Obélix »

Laurianne et Hugues présentent ainsi cette caractéristique, particulière, d’avoir été élevés exclusivement en français. Celui-ci constitue ainsi, d’un point de vue sociolinguistique, leur langue maternelle de facto puisqu’il représente la seule langue dans et par laquelle Laurianne et Hugues ont pris conscience d’eux-mêmes en tant qu’êtres (pensant et parlant) et donc se sont construits en tant qu’individus-locuteurs.

Langues maternelles « détrônées »…

Cette position de langue maternelle de facto apparaît toutefois comme usurpée, illégitime. Illégitime, parce que Laurianne et Hugues ne la reconnaissent pas comme telle, puisque ne la désignant comme telle, ni l’une ni l’autre. accordant, respectivement, ce statut au punu et au fang. Mais illégitime surtout parce que si un schéma de retour en arrière était imaginable, avec une possibilité de choix de langue(s) maternelle(s) offerte, Hugues, comme Laurianne, réclameraient tous deux à leurs parents de leur parler fang et punu, leurs langues de références ethniques et identitaires.

Choix du français comme langue de transmission en lieu et place des langues de références ethniques et identitaires, symptomatique du statut du français en Afrique : langue dominante, bien que minoritaire

Le contexte sociolinguistique dans lequel Laurianne et Hugues ont évolué au Gabon est en effet marqué par une situation de pluralité des langues, inégalitaires sur le plan des valeurs socialement conférées et où le français domine symboliquement en tant qu’ancienne langue coloniale et principal médium d’ascension sociale, qui imprègne les imaginaires sociolinguistiques.

Imaginaires sociolinguistiques nourris par un rapport de force issu de l’impérialisme colonial

« On est dans un rapport de force qu’on a hérité de la colonisation. On va dire encore une fois. Mais oui ! Parce que la colonisation repose sur un énorme scandale. La colonisation a préconisé la table rase. C’est-à-dire pas de culture, pas d’identité, pas de religion. Et ça, quand tu le martèles pendant des décennies, qu’on le veuille ou non, ça rentre dans la tête des gens ! » (Laurianne)

 « C’est un peu l’aliénation on va dire quoi que nous avons un peu subie en nous disant que voilà il faut prendre tout ce qui est importé, tout ce qui est hein de l’ancienne colonie etc., etc. […] Dans la tête des gens le français c’est la langue du futur il fallait donc apprendre cette langue. » (Hugues)

« Moi mon grand-père quand il rencontrait un Punu de la même région que lui (mon père c’était la même chose), il parlait pas punu, il parlait français. Mon Dieu ! Pourquoi ? Parce qu’on avait réussi à leur inculquer qu’il y avait une échelle des valeurs et des connaissances. Donc parler français c’était le must ! » (Laurianne)

« Il y a ce complexe là à l’école […]. Celui qui est Fang, ne parlera pas le fang en étant à l’école des Blancs parce qu’il est complexé par rapport à ça. Il va se dire voilà non je ne parle pas la langue maternelle, je ne parle que le français, parce que voilà c’est ce qui est considéré. Si je parle le fang, on va peut-être se moquer de moi. » (Hugues)

« Pour enlever ça, pour dé-co-loniser l’esprit des gens, c’est tout un travail ! » (Hugues)

L’expérience de la mobilité migratoire générera, pour Laurianne, comme pour Hugues, des prises de positions (identitaires) marquées et affirmées sur la problématique de l’intégration.

Elle est perçue comme une injonction à peine dissimulée à l’assimilation qui constitue un piège. Si intégrer « c’est mettre au cœur », ce qui est mis au cœur du débat sur l’intégration, ce ne serait pas, selon Laurianne, une volonté réelle d’intégrer ou le besoin d’intégrer, mais plutôt la marginalité (référence faite ici aux jeunes des cités). Ce serait leur périphérie et leur étrangeté par rapport à l’identité française (celle du « français de souche ») qui seraient ainsi mises au cœur du « problème de l’intégration ».

Paradoxe donc que de lier de façon indéfectible « langue et intégration », alors même que toute une frange de la population considérée comme non intégrée ou mal intégrée maîtrise la langue ainsi posée comme langue voire facteur (exclusif ?) d’intégration.

Il met en évidence le fait que la caractéristique et compétence francophone de millier de migrants – pris dans les filets hyper-linguicisés d’une conception idéologique du processus d’intégration en France – est (paradoxalement) rendue transparente, inopérante…

« Enlever l’habit de sa culture pour mettre l’habit de la culture française » : intégration (à la française) détricotée…  »

« La politique de la table rase jusque là c’est de dire : « le noir est vide on va tout lui imposer, il faut qu’on l’assimile ». Au début c’était l’assimilation, Marie-Laure. Dans cette intégration qui devient une injonction il y a presque cet espèce d’inconscient de l’assimilation qui revient. Derrière l’intégration, c’est « assimilez-vous ! ». « Il faut qu’ils assimilent, qu’ils intègrent vraiment. » Parce que intégration c’est rentrer au cœur de l’affaire. Ils ont mis les communautés noires et maghrébines en marge de la cité. Et aujourd’hui ils nous font croire que comme on nous a mis en marge, on va nous mettre au cœur. Non ! C’est leur marginalité qui est au cœur de la problématique ! Ils ne seront jamais au cœur de leur identité. C’est leur périphérie et leur étrangeté périphérique qui est au cœur du problème. » (Laurianne)

« Le mot intégration, moi je trouve qu’on devrait même le bannir quoi ! […] Intégration… je vais m’intégrer… dans quoi ? En faisant quoi en fait ? J’aimerais bien qu’on m’explique parce que pour l’instant, pfff. » (Hugues)

Le français, legs colonial : un passeport d’intégration anticipée?

« En parlant d’intégration, il y a trop de choses qui entrent en compte quoi. C’est comme si, en fait, la culture de l’autre, venait euh entraver la bonne marche de la culture française, un truc comme ça. Et donc, comme je t’ai dis, moi je n’ai pas eu de problèmes. C'est-à-dire, je n’ai pas enlevé l’habit de ma culture pour mettre l’habit de la culture française. » (Hugues)

« Moi, j’étais intégrée avant de venir ici, donc, il ne faut pas me fatiguer avec ces histoires-là. […] C’est même quoi ça. Si chacun doit seulement rester attaché là où il est né, comme une chèvre qui reste là où elle peut brouter, il ne fallait pas commencer à venir coloniser les gens. […] L’intégration, c’est quand tu parles français. Donc, c’est bon. Je suis dedans. On m’a bien chicottée à l’école pour que je parle cette langue. Les parents étaient d’accord qu’on nous fouette. Il fallait parler français. Quand la règle en fer du maître faisait gonfler tes doigts, c’était le français qui entrait dans tes os. Quand la chicotte tombait sur ton dos comme la foudre, c’était le français qui pénétrait dans ta chair. […] J’ai payé mon droit d’intégration, et ce n’était pas moins cher. » (« Pulchérie », dans Miano, Léonora, 2012, Ecrits pour la parole, p. 19)

L’injonction sous-jacente à l’intégration, conjointement dénoncée par Laurianne et Hugues, conduit Laurianne à formaliser un positionnement (identitaire) différent de celui de de Hugues : « Jouer le jeu »... de l’intégration… Expression qu’elle convoque à plusieurs reprises dans une très longue tirade où elle évoque son ressenti sur l’intégration, en tant que minorité visible.

Paradoxe du sceau d’ininvisibilité

Laurianne évoque, à l’appui de l’argumentaire qu’elle déroule, un devoir de transparence, en butte, toutefois, au paradoxe entourant l’expérience sociale des minorités visibles en France : être individuellement visible, mais invisible en tant que groupe social (Pap Ndiaye, 2008 : 17)

« Jouer le jeu »… : mise en œuvre d’une forme de « laïcité ethnique »…

« Fournir l’apparat » revient finalement, pour Laurianne, à lutter contre cette injonction, non pas en « ôtant l’habit de sa culture », comme le dit Hugues, mais en prenant le contre-pied de celle-ci : recouvrir « l’habit de sa culture » d’un voile de culture française, pour préserver son identité, l’affirmant ainsi, silencieusement, mais d’autant plus fortement.

« Jouer le jeu…, fournir l’ap-pa-rat… et se préserver identitairement »?

« A la limite tu dois et fournir ton identité, et ta singularité. Ça, c’est un truc extraordinaire ! C'est-à-dire que : « Chuis black, mais moi en tant que black, je mange pas nécessairement ce que les autres mangent hein* ; moi en tant que black, je sais faire des tartes aux pommes ! ». Donc il a fallu remplir tous ces critères-là pour pouvoir susciter un intérêt. […] Et donc pour moi, quand on a parlé d’intégration, j’ai repensé à tout ça. Je me dis : « Mais finalement, ça fonctionne beaucoup sur les préjugés ». Je me suis dit : « Mais finalement, on est cons de penser que ces gens-là ne nous regardent pas pour ce que nous apparaissons d’abord ». C’est vrai que quand on est noir c’est un peu un repoussoir quoi, les Noirs hein… Mais on oublie que les gens fonctionnent beaucoup sur les apparences. Et j’ai compris ça. Je m’habille en jeans, j’ai un accent correct, j’utilise un très bon français, meilleur que le leur, mei-lleur que le leur. Et c’est là qu’on commence à oh… nous respecter. (Laurianne)
(*Je suis noir et je n’aime pas le manioc (Kelman, 2003), ouvrage auquel Laurianne a plusieurs fois fait référence de façon directe ou allusive.)

« On a vis-à-vis d’eux, on a presqu’un, un devoir de transparence. Oui, on a un devoir de transparence vis-à-vis d’eux, même si la couleur de notre peau fait que c’est difficile d’être transparent. » (Laurianne)

Donc, quand on dit : « Intègre-toi », je dis : « Bon d’accord, je vais jouer le jeu de l’intégration. Je vais porter jeans, je vais manger tartiflette, je vais manger quiche lorraine, tout ce que vous voulez. Je vais dire que c’est très bon même si j’aime pas ; et puis après, moi, mon identité, je la garde pour moi ». Moi je dis, il vaut mieux être malin et continuer à simuler parce que l’intégration s’arrête à ma porte après tout. Puisqu’on ne nous demande que de l’apparat, fournissons-leur l’ap-pa-rat. Et préservons-nous identitairement parlant ! » (Laurianne)

« Dans les années soixante-dix, l’ambiance intégratrice était de type Michael Jackson : la métamorphose esthétique pour devenir invisible. Transparent. » (Bégag, 2003 : 10)

Eléments de synthèse

Expériences croisées de « Migr’étudiants », « francophones précoces »…

Le français au biberon… Langues maternelles détrônées…

  • Honte de ne pas parler sa langue pour Hugues ;
  • Manque ressenti et déploré d’une part identitaire pour Laurianne : « quelque chose qui souffre » en elle, qu’elle pleure et exprime au travers de sa sensibilité artistique, dans les poèmes et chansons qu’elle compose et met en scène dans le cadre du groupe artistique qu’elle a monté à Tours.
  • Fierté d’être fang pour Hugues, initié traditionnellement;
  • Fierté dêtre punu également pour Laurianne et, de manière plus engagée fierté de faire partie de l’Afrique et de prendre part à l’histoire Africaine (celle qui n’est pas écrite par le vainqueur…

« Rapport de force hérité de la colonisation »… Imaginaires historiquement construits

  • Complexe et aliénation : «  J’ai été complexé parce que, comment dire ? complexé dans le sens, au départ tu es en quelque sorte aliéné, parce que bon voilà c’est le français etc. » (Hugues)
  • Scandale de la colonisation qui a préconisé la « table rase » : «  pas de culture, pas d’identité, pas de religion » (Laurianne).

Intégration détricotée…

  • « Bannir le mot intégration » pour Hugues qui « n’a pas enlevé l’habit de sa culture pour mettre l’habit de la culture française »;
  • « Jouer le jeu de l’intégration » pour Laurianne et préserver son identité

Laïcité ethnique : « Laisser au pas de sa porte tout « signe visible » et manifestation (pouvant être perçue comme) ostentatoire d’appartenance ethnique, culturelle, linguistique, distincts de ceux considérés comme légitimes, acceptables, dans l’espace public et interrelationnel avec les membres de la société. » (Tending, 2014 : 474)

Histoire langagière de Laurianne publiée dans :
BRETEGNIER A. & TENDING M.-L., 2020 : « Explorer les imaginaires plurilingues pour interroger le sens et les enjeux situés de problématiques de minorisation sociolinguistique ». Dans : K. Gauvin et II. Violette (dir.), Minorisation linguistique et inégalités sociales. Rapports complexes aux langues dans l’espace francophone, Coll. « Sprache, Identität, Kultur », Bern, Peter Lang, pp. 147-163.