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SI et ZU

L’ENFANT, UN ÊTRE À FORMER

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DES RÉGENTS ET D’ANCIENS ÉLÈVES TÉMOIGNENT

BIBLIOTHÈQUE SONORE

  34 ans, née à Mayotte 43 ans, née à Anjouan

Proches et différentes
Fragments croisés d’histoires de langues…

Terrain 3 : Adultes, 2012. Atelier Langues Paroles Ecritures.
Contextualisation, analyse et construction des portraits : Aude Bretegnier

SI et ZU ont participé à l’Atelier Langues Paroles Ecritures (Terrain 2).
Pour la réalisation de ces portraits, les corpus d’échanges enregistrés et retranscrits ont été complétés de notes d’observations et de paroles collectées tout au long de l’action (Journal de recherche, A. Bretegnier).

  • SI a 34 ans (en 2012), est née à Mayotte (Comores), où elle a vécu jusqu’à l’âge adulte, vit en France depuis 10 ans au moment des échanges.
  • En couple, 4 enfants, un fils et une fille nés à Mayotte, un fils et une fille nés en France.
  • Scolarisée en français jusqu’à la fin de l’école primaire, a suivi l’éducation coranique en arabe jusqu’à l’adolescence.
  • Langue maternelle déclarée : mahorais.
  • Langues de scolarisation : français, arabe.
  • En français, SI fait montre d’une compétence fluide à l’oral et fonctionnelle à l’écrit, lui permettant de faire face aux besoins quotidiens et d’accompagner le travail scolaire des enfants.
  • L’arabe est sa langue de religion, elle ne sait pas vraiment le parler, mais comprend des mots, sait « un peu » lire et écrire l’arabe.
  • ZU a 43 ans (en 2012), est née à Anjouan (Comores), a vécu à Mayotte à partir de l’enfance, vit en France depuis 5 ans.
  • Mère de 7 enfants nés à Mayotte, 4 de ses enfants, scolarisés en primaire et collège, vivent en France avec elle.
  • ZU n’a pas été scolarisée en français, a suivi l’école coranique en arabe jusqu’à l’adolescence.
  • Langue maternelle déclarée : anjouanais, mahorais langue seconde précoce devenue dominante depuis son enfance.
  • ZU a appris l’arabe avant le français. Langue de la religion, l’arabe est aussi, plus qu’à Mayotte, présente dans l’espace sociolinguistique anjouanais qui constitue le contexte de sa première socialisation.
  • ZU peut comprendre l’arabe à l’oral et dire quelques mots, reconnait certains mots en lecture mais ne sait pas l’écrire.

Proches et différentes, deux histoires croisées

  • SI a 34 ans, est née et a vécu à Mayotte jusqu’à l’âge adulte, s’y est mariée, avant d’arriver en France vers 24 ans, avec son mari et leurs deux enfants. En France, la famille s’agrandit, compte aujourd’hui 4 enfants les ainés sont collégiens, un fils est en primaire, et « la petite », 5 ans, est à la maternelle.
  • Sa première langue est le mahorais, langue orale vernaculaire et véhiculaire dans sa vie à Mayotte, qu’elle a toujours parlée et encore en famille, au sein du foyer, désormais en contact fort avec le français.
  • Mais dans l’enfance c’est d’abord l’arabe, que SI entendait, langue des prières, des paroles et des textes associés à l’Islam. Elle se souvient, petite, des moments rituels, avec d’autres enfants, de lectures du coran, et aussi, plus tard, de l’école coranique, évoque avec AS (Portrait 14) de très pénibles « punitions ». En arabe, elle sait lire et surtout réciter le coran, connait l’alphabet et peut déchiffrer des mots.
  • Dès 5 ans, SI est aussi scolarisée en français, du CP à la fin du primaire. Elle dit avoir « toujours aimé » l’école, été curieuse d’« apprendre des trucs », soucieuse aussi de « s’appliquer », « bien » former les lettres, une « belle écriture ». Elle aime « les langues », « retenir » et « réciter » des textes, le coran, des poésies de l’école qu’elle récite encore. Elle « adore » aussi chanter, des chants « traditionnels » ou des morceaux « modernes », en mahorais, en malgache, mais aussi en français.
  • Depuis qu’elle est en France, SI « écrit des chansons en mahorais »,, qu’elle invente à partir d’airs qui lui plaisent, et dont elle réécrit des paroles « avec les lettres françaises ». Cette pratique montre sa compétence plurilingue, mobilisant l’alphabet pour instrumenter la transcription de sa compétence orale en mahorais, exclue de l’école, qu’elle n’a jamais appris à écrire, montrant là son expérience-compétence de l’écrit, et une considération forte pour sa langue maternelle.

Mahorais, arabe, français : une langue maternelle, deux langues d’éducation

AS : - […] à l’école coranique […] on te tapait hein/
SI : - moi je me rappelle aussi / avec les fils d’électricité
AS : - l’électricité ça fait très mal ça
SI : - l’autre punition / c’était laver les assiettes […] préparer à manger pour le prof
AS : - oui oui / et il faut balayer / […] la salle de prière

J’ai toujours aimé l’école, apprendre des trucs

Form1 : - vous vous souvenez quand vous avez appris à écrire ?
SI : - moi euh depuis 5 ans / parce que là-bas c’est 5 ans qu’on nous prend / à l’école / mais je me rappelle […] il fallait former / on faisait les e/ comme ça // [elle trace la lettre]
Form1 : - ah oui tu te souviens d’avoir fait des boucles
SI : - ah oui [rire] on faisait ça / les u on les attachait toujours / et ainsi de suite/
Form1 : - et t’aimais bien ?
SI : - oui / parce que pour moi / j’apprenais toujours des trucs euh/

L’expérience de l’écrit mobilisée pour transcrire son oralité

SI : - […] j’écris des chansons en mahorais mais avec les lettres françaises / l’alphabet / normalement c’est les lettres arabes / mais / j’écris avec les lettres françaises / mais c’est du mahorais/

Ecrire en mahorais, sa langue orale, exclue de l’école, statutairement minorée investie comme « langue » dans l’acte de son écriture, estimée digne de l’écrit.

  • ZU a 43 ans (en 2012), est née à Anjouan, île voisine de Mayotte, sœur jusqu’à l’indépendance des Comores (1975-1978), qui produit une frontière avec Mayotte, restée territoire français (Cf.Fiche contexte). Sa naissance se situe juste avant ces événements politiques, et sa petite enfance est marquée par le départ de sa famille, qui s’installe à Mayotte juste avant la séparation, de devenir, en tant qu’Anjouannais, étrangers.
  • A propos de « langue maternelle », elle évoque une fois un « dialecte anjouanais », associé à « comorien », mais partage avec SI de catégoriser « le mahorais » comme langue de socialisation enfantine. ZU affirme peu de frontières inter-langues, trace du continuum entre des variétés distinguées mais identifiées ensemble « comorien », et peut-être aussi, pour ses parents, dans ce contexte de séparation politique, et juste avant que ne se figent, vraiment, les différences, d’une certaine urgence à l’assimilation linguistique, minorant la transmission de la variété initiale. C’est ainsi le « mahorais » sa langue de tous les jours, vernaculaire et véhiculaire dominant de ses interaction ordinaires, à Mayotte, et encore dominant au foyer.
  • SI et ZU ne partagent pas la même trajectoire sociale. ZU n’a pas été scolarisée à l’école française mais exclusivement par éducation coranique. L’arabe est sa langue de religion qu’elle valorise fortement, qu’elle sait « un peu » parler, comprendre, lire et écrire, qu’elle a apprise, précise-t-elle, « avant le français », qui apparait dans ses discours avoir été plus présent que dans le quotidien de SI.
  • Malgré une compétence d’expression encore réduite en français, ZU explique, avec ses mots, et l’étayage que lui procure SI, qui l’écoute, traduit, l’aide à formuler. Au fil des séances, on comprend que ZU est arrivée en France en tant que première épouse d’un mari bigame, régime autorisé à Mayotte par maintien du « statut civil de droit local » (Cf. Fiche de contexte), devenu illégal à la frontière française : sommé de choisir, c’est la seconde épouse que son mari a désignée. ZU vit amèrement cette situation, seule, avec 4 de ses enfants, tous nés à Mayotte, le plus jeune a 9 ans, l’ainée 15 ans, les 3 autres, jeunes adultes au moment du départ, sont restés vivre à Mayotte.

On perçoit quelquefois à quel point ZU est fatiguée, mais semble affronter la vie avec détermination, dont elle fait aussi continuellement preuve au sein de l’atelier.

Anjouanais-mahorais langue(s) maternelle(s), arabe, puis français

Form2 : - toi ZU / tu es contre la polygamie alors ?
ZU : - ah moi je suis contre hein / parce que c’est à cause de la polygamie que je suis seule hein / ici en France
Form2 : - tu as quitté ta famille/euh/
ZU : - parce que / quand je suis à Mayotte / à Mayotte y’a beaucoup de / polygamie / je ne suis pas d’accord / mais / d’accord / je respecte // en France / y’a pas de droit pour deux femmes / moi je sais pas ça / […] après il a préféré / en France / une femme […] il peut pas garder les deux donc euh / mais moi je viens en France c’est à cause des enfants
SI : - ce qu’elle a dit / oui / c’est vrai / y’en a ils sont comme ça […]

Première épouse d’un mariage polygame devenu illégal en France

Proches et différentes…

  • SI et ZU, son ainée de 9 ans, viennent de Mayotte, où elles ont grandi dans les années 70-80, ZU étant née à Anjouan, dans le contexte de l’indépendance des Comores, qui, en 1975, se réalise sans Mayotte. Leurs trajectoires socio-éducatives et d’appropriations langagières sont différentes. Non scolarisée à l’école française, ZU avait très peu appris le français avant son arrivée en France.

Trois points d’analyse pour croiser deux portraits sociolangagiers

  • SI et ZU sont l’une et l’autre tout aussi participatives et expressives dans le cadre l’atelier ALPE, révèlent, au fil des séances, de multiples ressources langagières, compétences plurilingues.
  • Toujours assises l’une à côté de l’autre, elles forment un duo, s’inscrivent dans une relation complice, mais aussi d’étayage, dont ont peut se demander si elle rejoue, ou pas, la disparité de leurs statuts sociaux et de leur trajectoire éducative.
  • Enfin, comme tous les parents allophones dont les enfants sont scolarisés en France, SI et ZU se posent des questions de transmission linguistique et quant à leurs pratiques familiales : leurs difficultés et questionnements sont-ils les mêmes ?

Socialisées en situation de contacts de langues : pratiques et compétences plurilingues

  • Dans l’atelier ALPE, c’est en particulier dans les temps de travail plurilingue, que SI et ZU révélaient l’incroyable diversité de leurs compétences langagières. Ces activités, dans chaque séance-séquence, s’articulaient à une activité d’apprentissage du français permettant de réinvestir certains phénomènes observés, et à des propositions, toujours en relation, de temps d’échanges biographiques et épilinguistiques, donnant à expliciter des expériences et représentations sociolangagières (Cf. Fiche Terrain1, et, sur la démarche, Rubrique IV - IMALING, Mallette3: Adultes).
  • Confrontées à des tâches d’écoutes et d’observations croisées de corpus sonores d’énoncés en langues diverses, SI et ZU sont toutes deux très à l’aise, dévoilent l’hétérogénéité de leurs répertoires, la diversité des langues qu’elles connaissent assez pour les reconnaitre, des indices sur lesquels elles s’appuient pour formuler leurs observations.
  • Dans les extraits ci-contre, elles reconnaissent en particulier très facilement et de concert le malgache, inconnu des autres participants, en circulation dans l’espace linguistique et culturel de l’Océan Indien.
  • ZU l’identifie tout en précisant que c’est le « vrai malgache », catégorisation opérée, comme on le comprend, par défaut, rejointe par SI qui précise qu’il est différent du « malgache qu’on entend à Mayotte ». Contrairement au kibushi, le « vrai parler », est celui que, justement, on ne parle pas.
  • Mais si ZU tient à préciser que la variété malgache qu’elle connait n’est pas « la vraie », plus tard à propos d’un travail sur la négation, elle est pourtant en mesure de repérer la différence entre deux énoncés en malgache, opposés par leur forme affirmative /négative, ce qu’elle explique aux autres.

Form1 : - c’est en quelle langue?
ZU : - malgache
Form1 : - ah
ZU : - c’est le vrai
SI : - oui / ça / c’est le vrai malgache
Form1 : - [à ZU] tu connais le malgache / aussi ?
ZU : - non // parce que moi / je connais / juste / euh // le petitement /ou comme ça // mais c’est pas / le malgache de Mayotte / c’est / c’est pas le vrai langue / euh // comment on dit ? [s’adressant à SI] / le vrai parler/

ZU : - [écoute d‘un énoncé en malgache] : là c’est non / comme par exemple c’est pas bien/

  • Parler du malgache donne à SI et ZU à évoquer le mahorais, par rapport auquel elles expriment un attachement fort, qu’elles continuent, en alternance avec le français, à pratiquer en famille et entre pairs linguistiques. Elles l’appellent « langue » mais la qualifient, SI la première, de « langue mélangée » terme repris par ZU  : « y’a aussi des mots d’arabe, des mots de français », ce qui donne à SI à conclure : « le mahorais n’est pas vraiment une langue en fait ».
  • Ces réflexions interviennent alors que ZU, dans l’activité qui vient de s’opérer, a identifié un énoncé en swahili, ce qu’elle explique en précisant que « le mahorais ressemble au swahili », est de « la même famille », ce que confirment les linguistes, qui classent le comorien (shikomor), le swahili et le kipokomo dans le groupe sabaki des langues bantoues.
  • A l’écoute d’un énoncé en kannada, langue supposée inconnue de tous, ZU reconnait « une langue indienne », raconte à ce sujet qu’elle aime, depuis longtemps, regarder des films indiens, qu’elle trouvent « romantiques ».
  • Des liens se créent aussi avec des langues initialement inconnues. ZU découvre par exemple l’espagnol, trouve « joli » de l’entendre, aime le prononcer, déclare que c’est « sa préférée », mais surtout se surprend à comprendre le sens d’un énoncé espagnol qu’elle a reproduit à l’oreille, observe à ce sujet que cette langue « ressemble » au français, ce qui montre qu’elle s’appuie déjà sur le français comme ressource, langue passerelle.
  • Ces considérations ouvrent dans la séance un échange collectif à propos des « familles de langues » expliquant cette proximité. « La famille », « de la même famille », cette expression semble interpeler fortement ZU, l’émouvoir, comme si, la découverte de cette famille en partage entre français et espagnol, qui fait écho à son ressenti de familiarité à l’écoute de cette langue pourtant inconnue, avait pour elle de l’importance, renforçait, expliquait voire légitimait son attrait pour l’espagnol.

Une « langue mélangée » ?

Cette thématique ouvrira dans l’atelier un échange sur les contacts de langues, la variation, les emprunts… ce qui fait la vitalité linguistique

Peu consciente de la richesse de son plurilinguisme, ZU minore ses compétences

L’espagnol, langue inconnue, sonne familier à l’oreille plurilingue de ZU

ZU – [l’espagnol] c’est vrai ça ressemble [au français] / c’est la même famille / la famille comme le français

Ce faisant, elle montre aussi qu’elle investit affectivement le français et son apprentissage.

Une relation d’étayage linguistique… rejoue-t-elle la disparité des statuts et trajectoires socio-éducatives ?

  • Dans l’atelier très complices, SI et ZU discutent beaucoup, partagent une personnalité dynamique, expressive, avec une tonalité plus douce chez SI, plus rugueuse chez ZU, mais l’une et l’autre toujours enjouées, et très volontaires dans le travail.
  • ZU, souvent freinée par son appropriation encore fragile du français, participe pourtant énormément tant aux activités qu’aux échanges qui s’y associent, interpelle fréquemment SI en mahorais, l’interroge, lui explique, afin qu’elle l’aide à se traduire aux autres. SI s’inscrit avec ZU dans une relation d’étayage, prend le rôle d’un médiateur, permet que se produise une véritable interaction de médiation plurilingue.
  • Mais si ZU bénéficie du soutien linguistique de SI en français, scolairement plus éduquée que son ainée, on remarque qu’à plusieurs reprises, SI se réfère inversement à ZU, à laquelle quelle elle semble reconnaitre un savoir plus étendu que le sien à propos de faits linguistiques et culturels comoriens, mais aussi à propos de l’arabe, appelle plusieurs fois son assentiment. Une relation de solidarité mais aussi de respect est manifeste, n’apparaissant pas jouer, entre elles, de rapport de force inégalitaire.

Des compétences pluri-/inter-lingues, mises au service de l’étayage que procure SI à ZU pour l’aider à s’exprimer, moteur d’une véritable interaction de médiation plurilingue avec le groupe

Pratiques (de transmission-appropriation) langagières familiales

En famille, avec les enfants, c’est « en bilingue » que s’opèrent les échanges

  • Pour ZU pas de doute : c’est d’abord le mahorais qu’elle transmet et pratique, vernaculaire familial dominant, mais pas unique, elle-même « essaye de parler français », le plus possible, dans la limite de ses compétences. Elle observe des évolutions, perçoit que « la langue mahorais commence à perdre un peu », surtout chez « la petite », en primaire, qui ne la comprend pas toujours.
  • Chez SI, on parle « en bilingue », mais avec des évolutions liées aux époques, aux contextes, aux enfants. Aux deux grands, c’est bien le mahorais qui a d’abord été transmis, mais la naissance des plus jeunes, en France, a modifié ces politiques et pratiques langagières familiales, le français s’est mis à dominer.
  • Le premier né, à la jonction, s’est quand même approprié le mahorais, mais la petite ne le comprend pas. SI raconte une anecdote, elle, au téléphone avec sa sœur, sa fille l’interpellant : « Maman pourquoi tu parles anglais ? », ce qui la fait rire, mais aussi l’émeut, elle se rend compte, qu’en effet, elle leur a « toujours parlé français ».
  • SI observe aussi que ses deux ainés, collégiens, alternent en français quand elle leur parle en mahorais, ce qu’elle interprète comme un refus, un rejet peut-être, de la langue de filiation qui n’est celle de l’affiliation, des copains, du collège.

Des évolutions… « la langue commence à perdre un peu »

Form2 – et à la maison tu parles en quelle langue ?
ZU : - les deux ! j’essaye parler le français / et quand je / coincée / je suis obligée de parler le mahorais [rire]
Form2 – et tes enfants aussi ils parlent les deux ?
ZU : - oui / mais parfois la langue mahorais /déjà / commence à perdre un peu
Form2 – à perdre un petit peu ?
ZU : - oui / un petit peu / parce que des fois / je parle en mahorais et la petite euh / maman tu dis quoi ? / qu’est-ce qu’elle a dit ?/ voilà/ elle me demande comme ça/

La petite ne comprend pas le mahorais, les ainés semblent parfois le rejeter

SI : - moi l’aîné-là / les deux grands qui sont nés à Mayotte / quand je leur parle en mahorais ils comprennent / mais des fois / ils veulent pas/ au lieu de me répondre en notre langue / ils me répondent français

Comprendre ou pas, accepter/ refuser… ce qui se joue pour les enfants dans la conciliation des langues de filiation et d’affiliation… entre famille et école

Être parent dans une langue dans laquelle on ne se perçoit pas légitime/ légitimé ?

  • ZU évoque sa fille, la « honte » qu’elle a exprimé éprouver quand elle entend sa mère parler français « devant des gens », à l’école notamment. ZU est pragmatique, elle « explique », a « besoin » d’apprendre, de parler cette langue qui n’est pas sa « langue maternelle ». Elle parait s’approprier quand même le stigmate, quand la honte éprouvée par sa fille, qu’elle a perçue quand elle l’a vue rire, avec sa copine, lui donne à avoir « honte, aussi », elle se retrouve coupable de « mal parler », insécurisée dans sa parole.

Appropriation de la minorisation et ressentis épilinguistiques conflictuels… honte, culpabilité, insécurité linguistique

  • A la maison, SI se fait aussi reprendre, mais pas en public, surtout par sa fille de 14 ans. Elle réagit vivement pour rejeter les stigmates renvoyés, se positionne, réaffirme fermement son rôle de parent-transmetteur : « c’est pas l’école, c’est moi qui vous ai appris », en donne pour preuve la non-transmission (le sacrifice?) du mahorais.

Parents modèles, contre-modèles… transmetteur selon ses propres références et « passeur » (Hassoun, 2002), autorisant l’enfant du devenir plurilingue.

ZU : - aujourd’hui / [rire] j’ai parlé français avec [XXXX] ma fille // j’ai déposé à l’école // elle a dit maman je /euh /
SI : - maman j’ai honte [parle doucement, en retrait de ZU]
ZU : - voilà / oui / je honte // j’ai dit pourquoi / tu as honte / ma chérie ? / [imitant sa fille] euh / quand tu parlais/ après / y’a des gens / y’a des gens qui passent / tu parlais / mal //
Form2 – tu parlais mal / c’est-à-dire ?
SI : - non / sa fille / parce qu’elle est allée l’amener à l’école et elle a dit / oh maman j’ai honte parce que tu parles ma / tu parles pas bien
ZU : - tu parles pas bien / voilà
SI : - tu parles euh [XXX]? [ZU et SI parlent en même temps, rires]
Form2 – qu’est-ce que ça t’as fait euh/
ZU : - j’ai dit /euh […] // j’ai j’ai j’ai / j’ai expliqué que / ce pas ma langue maternelle / donc quand je parlais  / euh //
SI : - mal
ZU : - mal / ALLEZ / essayez de me corriger // mais j’ai besoin / j’ai besoin parler / donc // mais elle / elle dit non maman / ne parle pas maman // aussi / elle aime pas je parle à la maîtresse // une fois j’ai vu rire avec sa copine // elle a honte // je sais // des fois je honte aussi // [émotion ++]
Form2 – toi aussi / Sittie / ça t’arrive ?
SI : - moi non // seulement quand on est à la maison là / ils m’énervent / quand j’écris ou je dis un mot / maman comment t’as dit ? // j’ai dit / QUOI // c’est moi qui vous a appris le français quand même / au début hein […] tu crois que le français / le peu que tu as appris / qui te l’a appris / c’est moi / c’est pas l’école hein // si je parlais notre langue tu aurais pu parler notre langue / mais tu parles français parce que j’ai parlé avec toi en français […] j’ai dit vous pouvez me corriger mais c’est pas la peine de se moquer quoi / si on dit un mot que on l’a mal exprimé on peut le dire / [rire] surtout ma fille de 14 ans là / OUH LÀ LÀ
ZU : - à la maison aussi ils me corrigent mais ils disent / dehors / tu parles pas [rire]

On voit bien ici l’interaction d’étayage

Compétences asymétriques en langues inégalement légitimées, une parole parentale fragilisée, chacune développe ses stratégies

  • Les pratiques langagières de SI avec ses enfants, même les plus jeunes, sont en fait plus plurielles qu’initialement affirmé. Par exemple, explique-t-elle, c’est en mahorais qu’elle se fâche, parce qu’il faut « parler vite », se faire entendre, réaffirmer l’autorité moindre en français… qui sert plutôt à « parler gentiment », ne « marche pas » pour gronder ...
  • Pour ZU, moins francophone que SI, c’est presque la même chose… Sauf pour quelques formules, qu’elle connait bien et qui font mouche, servent de premier avertissement…

SI : - et les deux petits / je leur parle toujours en français / sauf quand vraiment je me fâche [rire] LÀ / je dois parler vite / alors je parle en mahorais [rire] / mais LÀ ils comprennent hein [rires] // parce que s’ils ne comprennent pas / ils savent qu’il va leur arriver des problèmes euh [rires] // bon après je me calme / je dis / assis-toi / euh / je repasse au français / mais je suis obligée / parce que / si on le dit en français / euh / gentiment / ça va pas marcher hein /
Form2 – c’est plus difficile d’avoir de l’autorité en français
SI : - oui / parce que c’est notre langue / dans notre langue […] parce que / peut-être comme il comprend pas il va dire / attention / maman est vraiment fâchée [rires]
ZU : - par contre / moi quand je fâchée / j’essaye parler le français / par exemple // je suis fa-ti-guée / je suis FA-TI-GUÉE / arrête / ARRÊTE // après / s’il arrête pas/ je parle mahorais [rires]

Et d’autres pratiques pour réamorcer la transmission de la langue minorée…

  • SI n’a pas parlé mahorais à sa fille, mais lui chante souvent des chansons, surtout celle qu’elle écrit, (ré)inventées et transcrites en mahorais, qu’elle consigne, depuis des années, dans son « cahier de chansons ». Et ce cahier, un jour, elle « le transmettra à sa fille », qu’elle a commencé à associer à ses temps d’écriture et de chant, lui donne à illustrer en faisant des dessins.
  • A travers ce cahier, précieux pour elle, SI produit des traces transmissibles, construit un corpus personnel de sa langue orale non standardisée, minorisée mais pleine de vitalité. SI pratique ainsi une transmission langagière indirecte, transmet un objet dont l’élaboration même est vecteur de transmission-appropriation. L’élaboration désormais coopérative du cahier prend une valeur de patrimoine à transmettre, mais au-delà, ouvre à sa fille une forme de légitimation symbolique à s’emparer de la langue, non pas comme langue-corpus clos, figé, mais comme langue à produire, à écrire, à réinventer, une langue dans laquelle se dire, se transcrire, se construire, une langue co-identitaire.

« Une transmission réussie offre à celui qui la reçoit un espace de liberté et une assise qui lui permet de quitter (le passé) pour (mieux le) retrouver. »
(Jacques Hassoun, 2002, p. 14)

Plan de l’exposition →
Imaginaires plurilingues entre familles et écoles : expériences, parcours, démarches didactiques
  34 ans, née à Mayotte 43 ans, née à Anjouan

Proches et différentes
Fragments croisés d’histoires de langues…

Terrain 3 : Adultes, 2012. Atelier Langues Paroles Ecritures.
Contextualisation, analyse et construction des portraits : Aude Bretegnier

SI et ZU ont participé à l’Atelier Langues Paroles Ecritures (Terrain 2).
Pour la réalisation de ces portraits, les corpus d’échanges enregistrés et retranscrits ont été complétés de notes d’observations et de paroles collectées tout au long de l’action (Journal de recherche, A. Bretegnier).

  • SI a 34 ans (en 2012), est née à Mayotte (Comores), où elle a vécu jusqu’à l’âge adulte, vit en France depuis 10 ans au moment des échanges.
  • En couple, 4 enfants, un fils et une fille nés à Mayotte, un fils et une fille nés en France.
  • Scolarisée en français jusqu’à la fin de l’école primaire, a suivi l’éducation coranique en arabe jusqu’à l’adolescence.
  • Langue maternelle déclarée : mahorais.
  • Langues de scolarisation : français, arabe.
  • En français, SI fait montre d’une compétence fluide à l’oral et fonctionnelle à l’écrit, lui permettant de faire face aux besoins quotidiens et d’accompagner le travail scolaire des enfants.
  • L’arabe est sa langue de religion, elle ne sait pas vraiment le parler, mais comprend des mots, sait « un peu » lire et écrire l’arabe.
  • ZU a 43 ans (en 2012), est née à Anjouan (Comores), a vécu à Mayotte à partir de l’enfance, vit en France depuis 5 ans.
  • Mère de 7 enfants nés à Mayotte, 4 de ses enfants, scolarisés en primaire et collège, vivent en France avec elle.
  • ZU n’a pas été scolarisée en français, a suivi l’école coranique en arabe jusqu’à l’adolescence.
  • Langue maternelle déclarée : anjouanais, mahorais langue seconde précoce devenue dominante depuis son enfance.
  • ZU a appris l’arabe avant le français. Langue de la religion, l’arabe est aussi, plus qu’à Mayotte, présente dans l’espace sociolinguistique anjouanais qui constitue le contexte de sa première socialisation.
  • ZU peut comprendre l’arabe à l’oral et dire quelques mots, reconnait certains mots en lecture mais ne sait pas l’écrire.

Proches et différentes, deux histoires croisées

  • SI a 34 ans, est née et a vécu à Mayotte jusqu’à l’âge adulte, s’y est mariée, avant d’arriver en France vers 24 ans, avec son mari et leurs deux enfants. En France, la famille s’agrandit, compte aujourd’hui 4 enfants les ainés sont collégiens, un fils est en primaire, et « la petite », 5 ans, est à la maternelle.
  • Sa première langue est le mahorais, langue orale vernaculaire et véhiculaire dans sa vie à Mayotte, qu’elle a toujours parlée et encore en famille, au sein du foyer, désormais en contact fort avec le français.
  • Mais dans l’enfance c’est d’abord l’arabe, que SI entendait, langue des prières, des paroles et des textes associés à l’Islam. Elle se souvient, petite, des moments rituels, avec d’autres enfants, de lectures du coran, et aussi, plus tard, de l’école coranique, évoque avec AS (Portrait 14) de très pénibles « punitions ». En arabe, elle sait lire et surtout réciter le coran, connait l’alphabet et peut déchiffrer des mots.
  • Dès 5 ans, SI est aussi scolarisée en français, du CP à la fin du primaire. Elle dit avoir « toujours aimé » l’école, été curieuse d’« apprendre des trucs », soucieuse aussi de « s’appliquer », « bien » former les lettres, une « belle écriture ». Elle aime « les langues », « retenir » et « réciter » des textes, le coran, des poésies de l’école qu’elle récite encore. Elle « adore » aussi chanter, des chants « traditionnels » ou des morceaux « modernes », en mahorais, en malgache, mais aussi en français.
  • Depuis qu’elle est en France, SI « écrit des chansons en mahorais »,, qu’elle invente à partir d’airs qui lui plaisent, et dont elle réécrit des paroles « avec les lettres françaises ». Cette pratique montre sa compétence plurilingue, mobilisant l’alphabet pour instrumenter la transcription de sa compétence orale en mahorais, exclue de l’école, qu’elle n’a jamais appris à écrire, montrant là son expérience-compétence de l’écrit, et une considération forte pour sa langue maternelle.

Mahorais, arabe, français : une langue maternelle, deux langues d’éducation

AS : - […] à l’école coranique […] on te tapait hein/
SI : - moi je me rappelle aussi / avec les fils d’électricité
AS : - l’électricité ça fait très mal ça
SI : - l’autre punition / c’était laver les assiettes […] préparer à manger pour le prof
AS : - oui oui / et il faut balayer / […] la salle de prière

J’ai toujours aimé l’école, apprendre des trucs

Form1 : - vous vous souvenez quand vous avez appris à écrire ?
SI : - moi euh depuis 5 ans / parce que là-bas c’est 5 ans qu’on nous prend / à l’école / mais je me rappelle […] il fallait former / on faisait les e/ comme ça // [elle trace la lettre]
Form1 : - ah oui tu te souviens d’avoir fait des boucles
SI : - ah oui [rire] on faisait ça / les u on les attachait toujours / et ainsi de suite/
Form1 : - et t’aimais bien ?
SI : - oui / parce que pour moi / j’apprenais toujours des trucs euh/

L’expérience de l’écrit mobilisée pour transcrire son oralité

SI : - […] j’écris des chansons en mahorais mais avec les lettres françaises / l’alphabet / normalement c’est les lettres arabes / mais / j’écris avec les lettres françaises / mais c’est du mahorais/

Ecrire en mahorais, sa langue orale, exclue de l’école, statutairement minorée investie comme « langue » dans l’acte de son écriture, estimée digne de l’écrit.

  • ZU a 43 ans (en 2012), est née à Anjouan, île voisine de Mayotte, sœur jusqu’à l’indépendance des Comores (1975-1978), qui produit une frontière avec Mayotte, restée territoire français (Cf.Fiche contexte). Sa naissance se situe juste avant ces événements politiques, et sa petite enfance est marquée par le départ de sa famille, qui s’installe à Mayotte juste avant la séparation, de devenir, en tant qu’Anjouannais, étrangers.
  • A propos de « langue maternelle », elle évoque une fois un « dialecte anjouanais », associé à « comorien », mais partage avec SI de catégoriser « le mahorais » comme langue de socialisation enfantine. ZU affirme peu de frontières inter-langues, trace du continuum entre des variétés distinguées mais identifiées ensemble « comorien », et peut-être aussi, pour ses parents, dans ce contexte de séparation politique, et juste avant que ne se figent, vraiment, les différences, d’une certaine urgence à l’assimilation linguistique, minorant la transmission de la variété initiale. C’est ainsi le « mahorais » sa langue de tous les jours, vernaculaire et véhiculaire dominant de ses interaction ordinaires, à Mayotte, et encore dominant au foyer.
  • SI et ZU ne partagent pas la même trajectoire sociale. ZU n’a pas été scolarisée à l’école française mais exclusivement par éducation coranique. L’arabe est sa langue de religion qu’elle valorise fortement, qu’elle sait « un peu » parler, comprendre, lire et écrire, qu’elle a apprise, précise-t-elle, « avant le français », qui apparait dans ses discours avoir été plus présent que dans le quotidien de SI.
  • Malgré une compétence d’expression encore réduite en français, ZU explique, avec ses mots, et l’étayage que lui procure SI, qui l’écoute, traduit, l’aide à formuler. Au fil des séances, on comprend que ZU est arrivée en France en tant que première épouse d’un mari bigame, régime autorisé à Mayotte par maintien du « statut civil de droit local » (Cf. Fiche de contexte), devenu illégal à la frontière française : sommé de choisir, c’est la seconde épouse que son mari a désignée. ZU vit amèrement cette situation, seule, avec 4 de ses enfants, tous nés à Mayotte, le plus jeune a 9 ans, l’ainée 15 ans, les 3 autres, jeunes adultes au moment du départ, sont restés vivre à Mayotte.

On perçoit quelquefois à quel point ZU est fatiguée, mais semble affronter la vie avec détermination, dont elle fait aussi continuellement preuve au sein de l’atelier.

Anjouanais-mahorais langue(s) maternelle(s), arabe, puis français

Form2 : - toi ZU / tu es contre la polygamie alors ?
ZU : - ah moi je suis contre hein / parce que c’est à cause de la polygamie que je suis seule hein / ici en France
Form2 : - tu as quitté ta famille/euh/
ZU : - parce que / quand je suis à Mayotte / à Mayotte y’a beaucoup de / polygamie / je ne suis pas d’accord / mais / d’accord / je respecte // en France / y’a pas de droit pour deux femmes / moi je sais pas ça / […] après il a préféré / en France / une femme […] il peut pas garder les deux donc euh / mais moi je viens en France c’est à cause des enfants
SI : - ce qu’elle a dit / oui / c’est vrai / y’en a ils sont comme ça […]

Première épouse d’un mariage polygame devenu illégal en France

Proches et différentes…

  • SI et ZU, son ainée de 9 ans, viennent de Mayotte, où elles ont grandi dans les années 70-80, ZU étant née à Anjouan, dans le contexte de l’indépendance des Comores, qui, en 1975, se réalise sans Mayotte. Leurs trajectoires socio-éducatives et d’appropriations langagières sont différentes. Non scolarisée à l’école française, ZU avait très peu appris le français avant son arrivée en France.

Trois points d’analyse pour croiser deux portraits sociolangagiers

  • SI et ZU sont l’une et l’autre tout aussi participatives et expressives dans le cadre l’atelier ALPE, révèlent, au fil des séances, de multiples ressources langagières, compétences plurilingues.
  • Toujours assises l’une à côté de l’autre, elles forment un duo, s’inscrivent dans une relation complice, mais aussi d’étayage, dont ont peut se demander si elle rejoue, ou pas, la disparité de leurs statuts sociaux et de leur trajectoire éducative.
  • Enfin, comme tous les parents allophones dont les enfants sont scolarisés en France, SI et ZU se posent des questions de transmission linguistique et quant à leurs pratiques familiales : leurs difficultés et questionnements sont-ils les mêmes ?

Socialisées en situation de contacts de langues : pratiques et compétences plurilingues

  • Dans l’atelier ALPE, c’est en particulier dans les temps de travail plurilingue, que SI et ZU révélaient l’incroyable diversité de leurs compétences langagières. Ces activités, dans chaque séance-séquence, s’articulaient à une activité d’apprentissage du français permettant de réinvestir certains phénomènes observés, et à des propositions, toujours en relation, de temps d’échanges biographiques et épilinguistiques, donnant à expliciter des expériences et représentations sociolangagières (Cf. Fiche Terrain1, et, sur la démarche, Rubrique IV - IMALING, Mallette3: Adultes).
  • Confrontées à des tâches d’écoutes et d’observations croisées de corpus sonores d’énoncés en langues diverses, SI et ZU sont toutes deux très à l’aise, dévoilent l’hétérogénéité de leurs répertoires, la diversité des langues qu’elles connaissent assez pour les reconnaitre, des indices sur lesquels elles s’appuient pour formuler leurs observations.
  • Dans les extraits ci-contre, elles reconnaissent en particulier très facilement et de concert le malgache, inconnu des autres participants, en circulation dans l’espace linguistique et culturel de l’Océan Indien.
  • ZU l’identifie tout en précisant que c’est le « vrai malgache », catégorisation opérée, comme on le comprend, par défaut, rejointe par SI qui précise qu’il est différent du « malgache qu’on entend à Mayotte ». Contrairement au kibushi, le « vrai parler », est celui que, justement, on ne parle pas.
  • Mais si ZU tient à préciser que la variété malgache qu’elle connait n’est pas « la vraie », plus tard à propos d’un travail sur la négation, elle est pourtant en mesure de repérer la différence entre deux énoncés en malgache, opposés par leur forme affirmative /négative, ce qu’elle explique aux autres.

Form1 : - c’est en quelle langue?
ZU : - malgache
Form1 : - ah
ZU : - c’est le vrai
SI : - oui / ça / c’est le vrai malgache
Form1 : - [à ZU] tu connais le malgache / aussi ?
ZU : - non // parce que moi / je connais / juste / euh // le petitement /ou comme ça // mais c’est pas / le malgache de Mayotte / c’est / c’est pas le vrai langue / euh // comment on dit ? [s’adressant à SI] / le vrai parler/

ZU : - [écoute d‘un énoncé en malgache] : là c’est non / comme par exemple c’est pas bien/

  • Parler du malgache donne à SI et ZU à évoquer le mahorais, par rapport auquel elles expriment un attachement fort, qu’elles continuent, en alternance avec le français, à pratiquer en famille et entre pairs linguistiques. Elles l’appellent « langue » mais la qualifient, SI la première, de « langue mélangée » terme repris par ZU  : « y’a aussi des mots d’arabe, des mots de français », ce qui donne à SI à conclure : « le mahorais n’est pas vraiment une langue en fait ».
  • Ces réflexions interviennent alors que ZU, dans l’activité qui vient de s’opérer, a identifié un énoncé en swahili, ce qu’elle explique en précisant que « le mahorais ressemble au swahili », est de « la même famille », ce que confirment les linguistes, qui classent le comorien (shikomor), le swahili et le kipokomo dans le groupe sabaki des langues bantoues.
  • A l’écoute d’un énoncé en kannada, langue supposée inconnue de tous, ZU reconnait « une langue indienne », raconte à ce sujet qu’elle aime, depuis longtemps, regarder des films indiens, qu’elle trouvent « romantiques ».
  • Des liens se créent aussi avec des langues initialement inconnues. ZU découvre par exemple l’espagnol, trouve « joli » de l’entendre, aime le prononcer, déclare que c’est « sa préférée », mais surtout se surprend à comprendre le sens d’un énoncé espagnol qu’elle a reproduit à l’oreille, observe à ce sujet que cette langue « ressemble » au français, ce qui montre qu’elle s’appuie déjà sur le français comme ressource, langue passerelle.
  • Ces considérations ouvrent dans la séance un échange collectif à propos des « familles de langues » expliquant cette proximité. « La famille », « de la même famille », cette expression semble interpeler fortement ZU, l’émouvoir, comme si, la découverte de cette famille en partage entre français et espagnol, qui fait écho à son ressenti de familiarité à l’écoute de cette langue pourtant inconnue, avait pour elle de l’importance, renforçait, expliquait voire légitimait son attrait pour l’espagnol.

Une « langue mélangée » ?

Cette thématique ouvrira dans l’atelier un échange sur les contacts de langues, la variation, les emprunts… ce qui fait la vitalité linguistique

Peu consciente de la richesse de son plurilinguisme, ZU minore ses compétences

L’espagnol, langue inconnue, sonne familier à l’oreille plurilingue de ZU

ZU – [l’espagnol] c’est vrai ça ressemble [au français] / c’est la même famille / la famille comme le français

Ce faisant, elle montre aussi qu’elle investit affectivement le français et son apprentissage.

Une relation d’étayage linguistique… rejoue-t-elle la disparité des statuts et trajectoires socio-éducatives ?

  • Dans l’atelier très complices, SI et ZU discutent beaucoup, partagent une personnalité dynamique, expressive, avec une tonalité plus douce chez SI, plus rugueuse chez ZU, mais l’une et l’autre toujours enjouées, et très volontaires dans le travail.
  • ZU, souvent freinée par son appropriation encore fragile du français, participe pourtant énormément tant aux activités qu’aux échanges qui s’y associent, interpelle fréquemment SI en mahorais, l’interroge, lui explique, afin qu’elle l’aide à se traduire aux autres. SI s’inscrit avec ZU dans une relation d’étayage, prend le rôle d’un médiateur, permet que se produise une véritable interaction de médiation plurilingue.
  • Mais si ZU bénéficie du soutien linguistique de SI en français, scolairement plus éduquée que son ainée, on remarque qu’à plusieurs reprises, SI se réfère inversement à ZU, à laquelle quelle elle semble reconnaitre un savoir plus étendu que le sien à propos de faits linguistiques et culturels comoriens, mais aussi à propos de l’arabe, appelle plusieurs fois son assentiment. Une relation de solidarité mais aussi de respect est manifeste, n’apparaissant pas jouer, entre elles, de rapport de force inégalitaire.

Des compétences pluri-/inter-lingues, mises au service de l’étayage que procure SI à ZU pour l’aider à s’exprimer, moteur d’une véritable interaction de médiation plurilingue avec le groupe

Pratiques (de transmission-appropriation) langagières familiales

En famille, avec les enfants, c’est « en bilingue » que s’opèrent les échanges

  • Pour ZU pas de doute : c’est d’abord le mahorais qu’elle transmet et pratique, vernaculaire familial dominant, mais pas unique, elle-même « essaye de parler français », le plus possible, dans la limite de ses compétences. Elle observe des évolutions, perçoit que « la langue mahorais commence à perdre un peu », surtout chez « la petite », en primaire, qui ne la comprend pas toujours.
  • Chez SI, on parle « en bilingue », mais avec des évolutions liées aux époques, aux contextes, aux enfants. Aux deux grands, c’est bien le mahorais qui a d’abord été transmis, mais la naissance des plus jeunes, en France, a modifié ces politiques et pratiques langagières familiales, le français s’est mis à dominer.
  • Le premier né, à la jonction, s’est quand même approprié le mahorais, mais la petite ne le comprend pas. SI raconte une anecdote, elle, au téléphone avec sa sœur, sa fille l’interpellant : « Maman pourquoi tu parles anglais ? », ce qui la fait rire, mais aussi l’émeut, elle se rend compte, qu’en effet, elle leur a « toujours parlé français ».
  • SI observe aussi que ses deux ainés, collégiens, alternent en français quand elle leur parle en mahorais, ce qu’elle interprète comme un refus, un rejet peut-être, de la langue de filiation qui n’est celle de l’affiliation, des copains, du collège.

Des évolutions… « la langue commence à perdre un peu »

Form2 – et à la maison tu parles en quelle langue ?
ZU : - les deux ! j’essaye parler le français / et quand je / coincée / je suis obligée de parler le mahorais [rire]
Form2 – et tes enfants aussi ils parlent les deux ?
ZU : - oui / mais parfois la langue mahorais /déjà / commence à perdre un peu
Form2 – à perdre un petit peu ?
ZU : - oui / un petit peu / parce que des fois / je parle en mahorais et la petite euh / maman tu dis quoi ? / qu’est-ce qu’elle a dit ?/ voilà/ elle me demande comme ça/

La petite ne comprend pas le mahorais, les ainés semblent parfois le rejeter

SI : - moi l’aîné-là / les deux grands qui sont nés à Mayotte / quand je leur parle en mahorais ils comprennent / mais des fois / ils veulent pas/ au lieu de me répondre en notre langue / ils me répondent français

Comprendre ou pas, accepter/ refuser… ce qui se joue pour les enfants dans la conciliation des langues de filiation et d’affiliation… entre famille et école

Être parent dans une langue dans laquelle on ne se perçoit pas légitime/ légitimé ?

  • ZU évoque sa fille, la « honte » qu’elle a exprimé éprouver quand elle entend sa mère parler français « devant des gens », à l’école notamment. ZU est pragmatique, elle « explique », a « besoin » d’apprendre, de parler cette langue qui n’est pas sa « langue maternelle ». Elle parait s’approprier quand même le stigmate, quand la honte éprouvée par sa fille, qu’elle a perçue quand elle l’a vue rire, avec sa copine, lui donne à avoir « honte, aussi », elle se retrouve coupable de « mal parler », insécurisée dans sa parole.

Appropriation de la minorisation et ressentis épilinguistiques conflictuels… honte, culpabilité, insécurité linguistique

  • A la maison, SI se fait aussi reprendre, mais pas en public, surtout par sa fille de 14 ans. Elle réagit vivement pour rejeter les stigmates renvoyés, se positionne, réaffirme fermement son rôle de parent-transmetteur : « c’est pas l’école, c’est moi qui vous ai appris », en donne pour preuve la non-transmission (le sacrifice?) du mahorais.

Parents modèles, contre-modèles… transmetteur selon ses propres références et « passeur » (Hassoun, 2002), autorisant l’enfant du devenir plurilingue.

ZU : - aujourd’hui / [rire] j’ai parlé français avec [XXXX] ma fille // j’ai déposé à l’école // elle a dit maman je /euh /
SI : - maman j’ai honte [parle doucement, en retrait de ZU]
ZU : - voilà / oui / je honte // j’ai dit pourquoi / tu as honte / ma chérie ? / [imitant sa fille] euh / quand tu parlais/ après / y’a des gens / y’a des gens qui passent / tu parlais / mal //
Form2 – tu parlais mal / c’est-à-dire ?
SI : - non / sa fille / parce qu’elle est allée l’amener à l’école et elle a dit / oh maman j’ai honte parce que tu parles ma / tu parles pas bien
ZU : - tu parles pas bien / voilà
SI : - tu parles euh [XXX]? [ZU et SI parlent en même temps, rires]
Form2 – qu’est-ce que ça t’as fait euh/
ZU : - j’ai dit /euh […] // j’ai j’ai j’ai / j’ai expliqué que / ce pas ma langue maternelle / donc quand je parlais  / euh //
SI : - mal
ZU : - mal / ALLEZ / essayez de me corriger // mais j’ai besoin / j’ai besoin parler / donc // mais elle / elle dit non maman / ne parle pas maman // aussi / elle aime pas je parle à la maîtresse // une fois j’ai vu rire avec sa copine // elle a honte // je sais // des fois je honte aussi // [émotion ++]
Form2 – toi aussi / Sittie / ça t’arrive ?
SI : - moi non // seulement quand on est à la maison là / ils m’énervent / quand j’écris ou je dis un mot / maman comment t’as dit ? // j’ai dit / QUOI // c’est moi qui vous a appris le français quand même / au début hein […] tu crois que le français / le peu que tu as appris / qui te l’a appris / c’est moi / c’est pas l’école hein // si je parlais notre langue tu aurais pu parler notre langue / mais tu parles français parce que j’ai parlé avec toi en français […] j’ai dit vous pouvez me corriger mais c’est pas la peine de se moquer quoi / si on dit un mot que on l’a mal exprimé on peut le dire / [rire] surtout ma fille de 14 ans là / OUH LÀ LÀ
ZU : - à la maison aussi ils me corrigent mais ils disent / dehors / tu parles pas [rire]

On voit bien ici l’interaction d’étayage

Compétences asymétriques en langues inégalement légitimées, une parole parentale fragilisée, chacune développe ses stratégies

  • Les pratiques langagières de SI avec ses enfants, même les plus jeunes, sont en fait plus plurielles qu’initialement affirmé. Par exemple, explique-t-elle, c’est en mahorais qu’elle se fâche, parce qu’il faut « parler vite », se faire entendre, réaffirmer l’autorité moindre en français… qui sert plutôt à « parler gentiment », ne « marche pas » pour gronder ...
  • Pour ZU, moins francophone que SI, c’est presque la même chose… Sauf pour quelques formules, qu’elle connait bien et qui font mouche, servent de premier avertissement…

SI : - et les deux petits / je leur parle toujours en français / sauf quand vraiment je me fâche [rire] LÀ / je dois parler vite / alors je parle en mahorais [rire] / mais LÀ ils comprennent hein [rires] // parce que s’ils ne comprennent pas / ils savent qu’il va leur arriver des problèmes euh [rires] // bon après je me calme / je dis / assis-toi / euh / je repasse au français / mais je suis obligée / parce que / si on le dit en français / euh / gentiment / ça va pas marcher hein /
Form2 – c’est plus difficile d’avoir de l’autorité en français
SI : - oui / parce que c’est notre langue / dans notre langue […] parce que / peut-être comme il comprend pas il va dire / attention / maman est vraiment fâchée [rires]
ZU : - par contre / moi quand je fâchée / j’essaye parler le français / par exemple // je suis fa-ti-guée / je suis FA-TI-GUÉE / arrête / ARRÊTE // après / s’il arrête pas/ je parle mahorais [rires]

Et d’autres pratiques pour réamorcer la transmission de la langue minorée…

  • SI n’a pas parlé mahorais à sa fille, mais lui chante souvent des chansons, surtout celle qu’elle écrit, (ré)inventées et transcrites en mahorais, qu’elle consigne, depuis des années, dans son « cahier de chansons ». Et ce cahier, un jour, elle « le transmettra à sa fille », qu’elle a commencé à associer à ses temps d’écriture et de chant, lui donne à illustrer en faisant des dessins.
  • A travers ce cahier, précieux pour elle, SI produit des traces transmissibles, construit un corpus personnel de sa langue orale non standardisée, minorisée mais pleine de vitalité. SI pratique ainsi une transmission langagière indirecte, transmet un objet dont l’élaboration même est vecteur de transmission-appropriation. L’élaboration désormais coopérative du cahier prend une valeur de patrimoine à transmettre, mais au-delà, ouvre à sa fille une forme de légitimation symbolique à s’emparer de la langue, non pas comme langue-corpus clos, figé, mais comme langue à produire, à écrire, à réinventer, une langue dans laquelle se dire, se transcrire, se construire, une langue co-identitaire.

« Une transmission réussie offre à celui qui la reçoit un espace de liberté et une assise qui lui permet de quitter (le passé) pour (mieux le) retrouver. »
(Jacques Hassoun, 2002, p. 14)

  34 ans, née à Mayotte 43 ans, née à Anjouan

Proches et différentes
Fragments croisés d’histoires de langues…

Terrain 3 : Adultes, 2012. Atelier Langues Paroles Ecritures.
Contextualisation, analyse et construction des portraits : Aude Bretegnier

SI et ZU ont participé à l’Atelier Langues Paroles Ecritures (Terrain 2).
Pour la réalisation de ces portraits, les corpus d’échanges enregistrés et retranscrits ont été complétés de notes d’observations et de paroles collectées tout au long de l’action (Journal de recherche, A. Bretegnier).

  • SI a 34 ans (en 2012), est née à Mayotte (Comores), où elle a vécu jusqu’à l’âge adulte, vit en France depuis 10 ans au moment des échanges.
  • En couple, 4 enfants, un fils et une fille nés à Mayotte, un fils et une fille nés en France.
  • Scolarisée en français jusqu’à la fin de l’école primaire, a suivi l’éducation coranique en arabe jusqu’à l’adolescence.
  • Langue maternelle déclarée : mahorais.
  • Langues de scolarisation : français, arabe.
  • En français, SI fait montre d’une compétence fluide à l’oral et fonctionnelle à l’écrit, lui permettant de faire face aux besoins quotidiens et d’accompagner le travail scolaire des enfants.
  • L’arabe est sa langue de religion, elle ne sait pas vraiment le parler, mais comprend des mots, sait « un peu » lire et écrire l’arabe.
  • ZU a 43 ans (en 2012), est née à Anjouan (Comores), a vécu à Mayotte à partir de l’enfance, vit en France depuis 5 ans.
  • Mère de 7 enfants nés à Mayotte, 4 de ses enfants, scolarisés en primaire et collège, vivent en France avec elle.
  • ZU n’a pas été scolarisée en français, a suivi l’école coranique en arabe jusqu’à l’adolescence.
  • Langue maternelle déclarée : anjouanais, mahorais langue seconde précoce devenue dominante depuis son enfance.
  • ZU a appris l’arabe avant le français. Langue de la religion, l’arabe est aussi, plus qu’à Mayotte, présente dans l’espace sociolinguistique anjouanais qui constitue le contexte de sa première socialisation.
  • ZU peut comprendre l’arabe à l’oral et dire quelques mots, reconnait certains mots en lecture mais ne sait pas l’écrire.

Proches et différentes, deux histoires croisées

  • SI a 34 ans, est née et a vécu à Mayotte jusqu’à l’âge adulte, s’y est mariée, avant d’arriver en France vers 24 ans, avec son mari et leurs deux enfants. En France, la famille s’agrandit, compte aujourd’hui 4 enfants les ainés sont collégiens, un fils est en primaire, et « la petite », 5 ans, est à la maternelle.
  • Sa première langue est le mahorais, langue orale vernaculaire et véhiculaire dans sa vie à Mayotte, qu’elle a toujours parlée et encore en famille, au sein du foyer, désormais en contact fort avec le français.
  • Mais dans l’enfance c’est d’abord l’arabe, que SI entendait, langue des prières, des paroles et des textes associés à l’Islam. Elle se souvient, petite, des moments rituels, avec d’autres enfants, de lectures du coran, et aussi, plus tard, de l’école coranique, évoque avec AS (Portrait 14) de très pénibles « punitions ». En arabe, elle sait lire et surtout réciter le coran, connait l’alphabet et peut déchiffrer des mots.
  • Dès 5 ans, SI est aussi scolarisée en français, du CP à la fin du primaire. Elle dit avoir « toujours aimé » l’école, été curieuse d’« apprendre des trucs », soucieuse aussi de « s’appliquer », « bien » former les lettres, une « belle écriture ». Elle aime « les langues », « retenir » et « réciter » des textes, le coran, des poésies de l’école qu’elle récite encore. Elle « adore » aussi chanter, des chants « traditionnels » ou des morceaux « modernes », en mahorais, en malgache, mais aussi en français.
  • Depuis qu’elle est en France, SI « écrit des chansons en mahorais »,, qu’elle invente à partir d’airs qui lui plaisent, et dont elle réécrit des paroles « avec les lettres françaises ». Cette pratique montre sa compétence plurilingue, mobilisant l’alphabet pour instrumenter la transcription de sa compétence orale en mahorais, exclue de l’école, qu’elle n’a jamais appris à écrire, montrant là son expérience-compétence de l’écrit, et une considération forte pour sa langue maternelle.

Mahorais, arabe, français : une langue maternelle, deux langues d’éducation

AS : - […] à l’école coranique […] on te tapait hein/
SI : - moi je me rappelle aussi / avec les fils d’électricité
AS : - l’électricité ça fait très mal ça
SI : - l’autre punition / c’était laver les assiettes […] préparer à manger pour le prof
AS : - oui oui / et il faut balayer / […] la salle de prière

J’ai toujours aimé l’école, apprendre des trucs

Form1 : - vous vous souvenez quand vous avez appris à écrire ?
SI : - moi euh depuis 5 ans / parce que là-bas c’est 5 ans qu’on nous prend / à l’école / mais je me rappelle […] il fallait former / on faisait les e/ comme ça // [elle trace la lettre]
Form1 : - ah oui tu te souviens d’avoir fait des boucles
SI : - ah oui [rire] on faisait ça / les u on les attachait toujours / et ainsi de suite/
Form1 : - et t’aimais bien ?
SI : - oui / parce que pour moi / j’apprenais toujours des trucs euh/

L’expérience de l’écrit mobilisée pour transcrire son oralité

SI : - […] j’écris des chansons en mahorais mais avec les lettres françaises / l’alphabet / normalement c’est les lettres arabes / mais / j’écris avec les lettres françaises / mais c’est du mahorais/

Ecrire en mahorais, sa langue orale, exclue de l’école, statutairement minorée investie comme « langue » dans l’acte de son écriture, estimée digne de l’écrit.

  • ZU a 43 ans (en 2012), est née à Anjouan, île voisine de Mayotte, sœur jusqu’à l’indépendance des Comores (1975-1978), qui produit une frontière avec Mayotte, restée territoire français (Cf.Fiche contexte). Sa naissance se situe juste avant ces événements politiques, et sa petite enfance est marquée par le départ de sa famille, qui s’installe à Mayotte juste avant la séparation, de devenir, en tant qu’Anjouannais, étrangers.
  • A propos de « langue maternelle », elle évoque une fois un « dialecte anjouanais », associé à « comorien », mais partage avec SI de catégoriser « le mahorais » comme langue de socialisation enfantine. ZU affirme peu de frontières inter-langues, trace du continuum entre des variétés distinguées mais identifiées ensemble « comorien », et peut-être aussi, pour ses parents, dans ce contexte de séparation politique, et juste avant que ne se figent, vraiment, les différences, d’une certaine urgence à l’assimilation linguistique, minorant la transmission de la variété initiale. C’est ainsi le « mahorais » sa langue de tous les jours, vernaculaire et véhiculaire dominant de ses interaction ordinaires, à Mayotte, et encore dominant au foyer.
  • SI et ZU ne partagent pas la même trajectoire sociale. ZU n’a pas été scolarisée à l’école française mais exclusivement par éducation coranique. L’arabe est sa langue de religion qu’elle valorise fortement, qu’elle sait « un peu » parler, comprendre, lire et écrire, qu’elle a apprise, précise-t-elle, « avant le français », qui apparait dans ses discours avoir été plus présent que dans le quotidien de SI.
  • Malgré une compétence d’expression encore réduite en français, ZU explique, avec ses mots, et l’étayage que lui procure SI, qui l’écoute, traduit, l’aide à formuler. Au fil des séances, on comprend que ZU est arrivée en France en tant que première épouse d’un mari bigame, régime autorisé à Mayotte par maintien du « statut civil de droit local » (Cf. Fiche de contexte), devenu illégal à la frontière française : sommé de choisir, c’est la seconde épouse que son mari a désignée. ZU vit amèrement cette situation, seule, avec 4 de ses enfants, tous nés à Mayotte, le plus jeune a 9 ans, l’ainée 15 ans, les 3 autres, jeunes adultes au moment du départ, sont restés vivre à Mayotte.

On perçoit quelquefois à quel point ZU est fatiguée, mais semble affronter la vie avec détermination, dont elle fait aussi continuellement preuve au sein de l’atelier.

Anjouanais-mahorais langue(s) maternelle(s), arabe, puis français

Form2 : - toi ZU / tu es contre la polygamie alors ?
ZU : - ah moi je suis contre hein / parce que c’est à cause de la polygamie que je suis seule hein / ici en France
Form2 : - tu as quitté ta famille/euh/
ZU : - parce que / quand je suis à Mayotte / à Mayotte y’a beaucoup de / polygamie / je ne suis pas d’accord / mais / d’accord / je respecte // en France / y’a pas de droit pour deux femmes / moi je sais pas ça / […] après il a préféré / en France / une femme […] il peut pas garder les deux donc euh / mais moi je viens en France c’est à cause des enfants
SI : - ce qu’elle a dit / oui / c’est vrai / y’en a ils sont comme ça […]

Première épouse d’un mariage polygame devenu illégal en France

Proches et différentes…

  • SI et ZU, son ainée de 9 ans, viennent de Mayotte, où elles ont grandi dans les années 70-80, ZU étant née à Anjouan, dans le contexte de l’indépendance des Comores, qui, en 1975, se réalise sans Mayotte. Leurs trajectoires socio-éducatives et d’appropriations langagières sont différentes. Non scolarisée à l’école française, ZU avait très peu appris le français avant son arrivée en France.

Trois points d’analyse pour croiser deux portraits sociolangagiers

  • SI et ZU sont l’une et l’autre tout aussi participatives et expressives dans le cadre l’atelier ALPE, révèlent, au fil des séances, de multiples ressources langagières, compétences plurilingues.
  • Toujours assises l’une à côté de l’autre, elles forment un duo, s’inscrivent dans une relation complice, mais aussi d’étayage, dont ont peut se demander si elle rejoue, ou pas, la disparité de leurs statuts sociaux et de leur trajectoire éducative.
  • Enfin, comme tous les parents allophones dont les enfants sont scolarisés en France, SI et ZU se posent des questions de transmission linguistique et quant à leurs pratiques familiales : leurs difficultés et questionnements sont-ils les mêmes ?

Socialisées en situation de contacts de langues : pratiques et compétences plurilingues

  • Dans l’atelier ALPE, c’est en particulier dans les temps de travail plurilingue, que SI et ZU révélaient l’incroyable diversité de leurs compétences langagières. Ces activités, dans chaque séance-séquence, s’articulaient à une activité d’apprentissage du français permettant de réinvestir certains phénomènes observés, et à des propositions, toujours en relation, de temps d’échanges biographiques et épilinguistiques, donnant à expliciter des expériences et représentations sociolangagières (Cf. Fiche Terrain1, et, sur la démarche, Rubrique IV - IMALING, Mallette3: Adultes).
  • Confrontées à des tâches d’écoutes et d’observations croisées de corpus sonores d’énoncés en langues diverses, SI et ZU sont toutes deux très à l’aise, dévoilent l’hétérogénéité de leurs répertoires, la diversité des langues qu’elles connaissent assez pour les reconnaitre, des indices sur lesquels elles s’appuient pour formuler leurs observations.
  • Dans les extraits ci-contre, elles reconnaissent en particulier très facilement et de concert le malgache, inconnu des autres participants, en circulation dans l’espace linguistique et culturel de l’Océan Indien.
  • ZU l’identifie tout en précisant que c’est le « vrai malgache », catégorisation opérée, comme on le comprend, par défaut, rejointe par SI qui précise qu’il est différent du « malgache qu’on entend à Mayotte ». Contrairement au kibushi, le « vrai parler », est celui que, justement, on ne parle pas.
  • Mais si ZU tient à préciser que la variété malgache qu’elle connait n’est pas « la vraie », plus tard à propos d’un travail sur la négation, elle est pourtant en mesure de repérer la différence entre deux énoncés en malgache, opposés par leur forme affirmative /négative, ce qu’elle explique aux autres.

Form1 : - c’est en quelle langue?
ZU : - malgache
Form1 : - ah
ZU : - c’est le vrai
SI : - oui / ça / c’est le vrai malgache
Form1 : - [à ZU] tu connais le malgache / aussi ?
ZU : - non // parce que moi / je connais / juste / euh // le petitement /ou comme ça // mais c’est pas / le malgache de Mayotte / c’est / c’est pas le vrai langue / euh // comment on dit ? [s’adressant à SI] / le vrai parler/

ZU : - [écoute d‘un énoncé en malgache] : là c’est non / comme par exemple c’est pas bien/

  • Parler du malgache donne à SI et ZU à évoquer le mahorais, par rapport auquel elles expriment un attachement fort, qu’elles continuent, en alternance avec le français, à pratiquer en famille et entre pairs linguistiques. Elles l’appellent « langue » mais la qualifient, SI la première, de « langue mélangée » terme repris par ZU  : « y’a aussi des mots d’arabe, des mots de français », ce qui donne à SI à conclure : « le mahorais n’est pas vraiment une langue en fait ».
  • Ces réflexions interviennent alors que ZU, dans l’activité qui vient de s’opérer, a identifié un énoncé en swahili, ce qu’elle explique en précisant que « le mahorais ressemble au swahili », est de « la même famille », ce que confirment les linguistes, qui classent le comorien (shikomor), le swahili et le kipokomo dans le groupe sabaki des langues bantoues.
  • A l’écoute d’un énoncé en kannada, langue supposée inconnue de tous, ZU reconnait « une langue indienne », raconte à ce sujet qu’elle aime, depuis longtemps, regarder des films indiens, qu’elle trouvent « romantiques ».
  • Des liens se créent aussi avec des langues initialement inconnues. ZU découvre par exemple l’espagnol, trouve « joli » de l’entendre, aime le prononcer, déclare que c’est « sa préférée », mais surtout se surprend à comprendre le sens d’un énoncé espagnol qu’elle a reproduit à l’oreille, observe à ce sujet que cette langue « ressemble » au français, ce qui montre qu’elle s’appuie déjà sur le français comme ressource, langue passerelle.
  • Ces considérations ouvrent dans la séance un échange collectif à propos des « familles de langues » expliquant cette proximité. « La famille », « de la même famille », cette expression semble interpeler fortement ZU, l’émouvoir, comme si, la découverte de cette famille en partage entre français et espagnol, qui fait écho à son ressenti de familiarité à l’écoute de cette langue pourtant inconnue, avait pour elle de l’importance, renforçait, expliquait voire légitimait son attrait pour l’espagnol.

Une « langue mélangée » ?

Cette thématique ouvrira dans l’atelier un échange sur les contacts de langues, la variation, les emprunts… ce qui fait la vitalité linguistique

Peu consciente de la richesse de son plurilinguisme, ZU minore ses compétences

L’espagnol, langue inconnue, sonne familier à l’oreille plurilingue de ZU

ZU – [l’espagnol] c’est vrai ça ressemble [au français] / c’est la même famille / la famille comme le français

Ce faisant, elle montre aussi qu’elle investit affectivement le français et son apprentissage.

Une relation d’étayage linguistique… rejoue-t-elle la disparité des statuts et trajectoires socio-éducatives ?

  • Dans l’atelier très complices, SI et ZU discutent beaucoup, partagent une personnalité dynamique, expressive, avec une tonalité plus douce chez SI, plus rugueuse chez ZU, mais l’une et l’autre toujours enjouées, et très volontaires dans le travail.
  • ZU, souvent freinée par son appropriation encore fragile du français, participe pourtant énormément tant aux activités qu’aux échanges qui s’y associent, interpelle fréquemment SI en mahorais, l’interroge, lui explique, afin qu’elle l’aide à se traduire aux autres. SI s’inscrit avec ZU dans une relation d’étayage, prend le rôle d’un médiateur, permet que se produise une véritable interaction de médiation plurilingue.
  • Mais si ZU bénéficie du soutien linguistique de SI en français, scolairement plus éduquée que son ainée, on remarque qu’à plusieurs reprises, SI se réfère inversement à ZU, à laquelle quelle elle semble reconnaitre un savoir plus étendu que le sien à propos de faits linguistiques et culturels comoriens, mais aussi à propos de l’arabe, appelle plusieurs fois son assentiment. Une relation de solidarité mais aussi de respect est manifeste, n’apparaissant pas jouer, entre elles, de rapport de force inégalitaire.

Des compétences pluri-/inter-lingues, mises au service de l’étayage que procure SI à ZU pour l’aider à s’exprimer, moteur d’une véritable interaction de médiation plurilingue avec le groupe

Pratiques (de transmission-appropriation) langagières familiales

En famille, avec les enfants, c’est « en bilingue » que s’opèrent les échanges

  • Pour ZU pas de doute : c’est d’abord le mahorais qu’elle transmet et pratique, vernaculaire familial dominant, mais pas unique, elle-même « essaye de parler français », le plus possible, dans la limite de ses compétences. Elle observe des évolutions, perçoit que « la langue mahorais commence à perdre un peu », surtout chez « la petite », en primaire, qui ne la comprend pas toujours.
  • Chez SI, on parle « en bilingue », mais avec des évolutions liées aux époques, aux contextes, aux enfants. Aux deux grands, c’est bien le mahorais qui a d’abord été transmis, mais la naissance des plus jeunes, en France, a modifié ces politiques et pratiques langagières familiales, le français s’est mis à dominer.
  • Le premier né, à la jonction, s’est quand même approprié le mahorais, mais la petite ne le comprend pas. SI raconte une anecdote, elle, au téléphone avec sa sœur, sa fille l’interpellant : « Maman pourquoi tu parles anglais ? », ce qui la fait rire, mais aussi l’émeut, elle se rend compte, qu’en effet, elle leur a « toujours parlé français ».
  • SI observe aussi que ses deux ainés, collégiens, alternent en français quand elle leur parle en mahorais, ce qu’elle interprète comme un refus, un rejet peut-être, de la langue de filiation qui n’est celle de l’affiliation, des copains, du collège.

Des évolutions… « la langue commence à perdre un peu »

Form2 – et à la maison tu parles en quelle langue ?
ZU : - les deux ! j’essaye parler le français / et quand je / coincée / je suis obligée de parler le mahorais [rire]
Form2 – et tes enfants aussi ils parlent les deux ?
ZU : - oui / mais parfois la langue mahorais /déjà / commence à perdre un peu
Form2 – à perdre un petit peu ?
ZU : - oui / un petit peu / parce que des fois / je parle en mahorais et la petite euh / maman tu dis quoi ? / qu’est-ce qu’elle a dit ?/ voilà/ elle me demande comme ça/

La petite ne comprend pas le mahorais, les ainés semblent parfois le rejeter

SI : - moi l’aîné-là / les deux grands qui sont nés à Mayotte / quand je leur parle en mahorais ils comprennent / mais des fois / ils veulent pas/ au lieu de me répondre en notre langue / ils me répondent français

Comprendre ou pas, accepter/ refuser… ce qui se joue pour les enfants dans la conciliation des langues de filiation et d’affiliation… entre famille et école

Être parent dans une langue dans laquelle on ne se perçoit pas légitime/ légitimé ?

  • ZU évoque sa fille, la « honte » qu’elle a exprimé éprouver quand elle entend sa mère parler français « devant des gens », à l’école notamment. ZU est pragmatique, elle « explique », a « besoin » d’apprendre, de parler cette langue qui n’est pas sa « langue maternelle ». Elle parait s’approprier quand même le stigmate, quand la honte éprouvée par sa fille, qu’elle a perçue quand elle l’a vue rire, avec sa copine, lui donne à avoir « honte, aussi », elle se retrouve coupable de « mal parler », insécurisée dans sa parole.

Appropriation de la minorisation et ressentis épilinguistiques conflictuels… honte, culpabilité, insécurité linguistique

  • A la maison, SI se fait aussi reprendre, mais pas en public, surtout par sa fille de 14 ans. Elle réagit vivement pour rejeter les stigmates renvoyés, se positionne, réaffirme fermement son rôle de parent-transmetteur : « c’est pas l’école, c’est moi qui vous ai appris », en donne pour preuve la non-transmission (le sacrifice?) du mahorais.

Parents modèles, contre-modèles… transmetteur selon ses propres références et « passeur » (Hassoun, 2002), autorisant l’enfant du devenir plurilingue.

ZU : - aujourd’hui / [rire] j’ai parlé français avec [XXXX] ma fille // j’ai déposé à l’école // elle a dit maman je /euh /
SI : - maman j’ai honte [parle doucement, en retrait de ZU]
ZU : - voilà / oui / je honte // j’ai dit pourquoi / tu as honte / ma chérie ? / [imitant sa fille] euh / quand tu parlais/ après / y’a des gens / y’a des gens qui passent / tu parlais / mal //
Form2 – tu parlais mal / c’est-à-dire ?
SI : - non / sa fille / parce qu’elle est allée l’amener à l’école et elle a dit / oh maman j’ai honte parce que tu parles ma / tu parles pas bien
ZU : - tu parles pas bien / voilà
SI : - tu parles euh [XXX]? [ZU et SI parlent en même temps, rires]
Form2 – qu’est-ce que ça t’as fait euh/
ZU : - j’ai dit /euh […] // j’ai j’ai j’ai / j’ai expliqué que / ce pas ma langue maternelle / donc quand je parlais  / euh //
SI : - mal
ZU : - mal / ALLEZ / essayez de me corriger // mais j’ai besoin / j’ai besoin parler / donc // mais elle / elle dit non maman / ne parle pas maman // aussi / elle aime pas je parle à la maîtresse // une fois j’ai vu rire avec sa copine // elle a honte // je sais // des fois je honte aussi // [émotion ++]
Form2 – toi aussi / Sittie / ça t’arrive ?
SI : - moi non // seulement quand on est à la maison là / ils m’énervent / quand j’écris ou je dis un mot / maman comment t’as dit ? // j’ai dit / QUOI // c’est moi qui vous a appris le français quand même / au début hein […] tu crois que le français / le peu que tu as appris / qui te l’a appris / c’est moi / c’est pas l’école hein // si je parlais notre langue tu aurais pu parler notre langue / mais tu parles français parce que j’ai parlé avec toi en français […] j’ai dit vous pouvez me corriger mais c’est pas la peine de se moquer quoi / si on dit un mot que on l’a mal exprimé on peut le dire / [rire] surtout ma fille de 14 ans là / OUH LÀ LÀ
ZU : - à la maison aussi ils me corrigent mais ils disent / dehors / tu parles pas [rire]

On voit bien ici l’interaction d’étayage

Compétences asymétriques en langues inégalement légitimées, une parole parentale fragilisée, chacune développe ses stratégies

  • Les pratiques langagières de SI avec ses enfants, même les plus jeunes, sont en fait plus plurielles qu’initialement affirmé. Par exemple, explique-t-elle, c’est en mahorais qu’elle se fâche, parce qu’il faut « parler vite », se faire entendre, réaffirmer l’autorité moindre en français… qui sert plutôt à « parler gentiment », ne « marche pas » pour gronder ...
  • Pour ZU, moins francophone que SI, c’est presque la même chose… Sauf pour quelques formules, qu’elle connait bien et qui font mouche, servent de premier avertissement…

SI : - et les deux petits / je leur parle toujours en français / sauf quand vraiment je me fâche [rire] LÀ / je dois parler vite / alors je parle en mahorais [rire] / mais LÀ ils comprennent hein [rires] // parce que s’ils ne comprennent pas / ils savent qu’il va leur arriver des problèmes euh [rires] // bon après je me calme / je dis / assis-toi / euh / je repasse au français / mais je suis obligée / parce que / si on le dit en français / euh / gentiment / ça va pas marcher hein /
Form2 – c’est plus difficile d’avoir de l’autorité en français
SI : - oui / parce que c’est notre langue / dans notre langue […] parce que / peut-être comme il comprend pas il va dire / attention / maman est vraiment fâchée [rires]
ZU : - par contre / moi quand je fâchée / j’essaye parler le français / par exemple // je suis fa-ti-guée / je suis FA-TI-GUÉE / arrête / ARRÊTE // après / s’il arrête pas/ je parle mahorais [rires]

Et d’autres pratiques pour réamorcer la transmission de la langue minorée…

  • SI n’a pas parlé mahorais à sa fille, mais lui chante souvent des chansons, surtout celle qu’elle écrit, (ré)inventées et transcrites en mahorais, qu’elle consigne, depuis des années, dans son « cahier de chansons ». Et ce cahier, un jour, elle « le transmettra à sa fille », qu’elle a commencé à associer à ses temps d’écriture et de chant, lui donne à illustrer en faisant des dessins.
  • A travers ce cahier, précieux pour elle, SI produit des traces transmissibles, construit un corpus personnel de sa langue orale non standardisée, minorisée mais pleine de vitalité. SI pratique ainsi une transmission langagière indirecte, transmet un objet dont l’élaboration même est vecteur de transmission-appropriation. L’élaboration désormais coopérative du cahier prend une valeur de patrimoine à transmettre, mais au-delà, ouvre à sa fille une forme de légitimation symbolique à s’emparer de la langue, non pas comme langue-corpus clos, figé, mais comme langue à produire, à écrire, à réinventer, une langue dans laquelle se dire, se transcrire, se construire, une langue co-identitaire.

« Une transmission réussie offre à celui qui la reçoit un espace de liberté et une assise qui lui permet de quitter (le passé) pour (mieux le) retrouver. »
(Jacques Hassoun, 2002, p. 14)

  34 ans, née à Mayotte 43 ans, née à Anjouan

Proches et différentes
Fragments croisés d’histoires de langues…

Terrain 3 : Adultes, 2012. Atelier Langues Paroles Ecritures.
Contextualisation, analyse et construction des portraits : Aude Bretegnier

SI et ZU ont participé à l’Atelier Langues Paroles Ecritures (Terrain 2).
Pour la réalisation de ces portraits, les corpus d’échanges enregistrés et retranscrits ont été complétés de notes d’observations et de paroles collectées tout au long de l’action (Journal de recherche, A. Bretegnier).

  • SI a 34 ans (en 2012), est née à Mayotte (Comores), où elle a vécu jusqu’à l’âge adulte, vit en France depuis 10 ans au moment des échanges.
  • En couple, 4 enfants, un fils et une fille nés à Mayotte, un fils et une fille nés en France.
  • Scolarisée en français jusqu’à la fin de l’école primaire, a suivi l’éducation coranique en arabe jusqu’à l’adolescence.
  • Langue maternelle déclarée : mahorais.
  • Langues de scolarisation : français, arabe.
  • En français, SI fait montre d’une compétence fluide à l’oral et fonctionnelle à l’écrit, lui permettant de faire face aux besoins quotidiens et d’accompagner le travail scolaire des enfants.
  • L’arabe est sa langue de religion, elle ne sait pas vraiment le parler, mais comprend des mots, sait « un peu » lire et écrire l’arabe.
  • ZU a 43 ans (en 2012), est née à Anjouan (Comores), a vécu à Mayotte à partir de l’enfance, vit en France depuis 5 ans.
  • Mère de 7 enfants nés à Mayotte, 4 de ses enfants, scolarisés en primaire et collège, vivent en France avec elle.
  • ZU n’a pas été scolarisée en français, a suivi l’école coranique en arabe jusqu’à l’adolescence.
  • Langue maternelle déclarée : anjouanais, mahorais langue seconde précoce devenue dominante depuis son enfance.
  • ZU a appris l’arabe avant le français. Langue de la religion, l’arabe est aussi, plus qu’à Mayotte, présente dans l’espace sociolinguistique anjouanais qui constitue le contexte de sa première socialisation.
  • ZU peut comprendre l’arabe à l’oral et dire quelques mots, reconnait certains mots en lecture mais ne sait pas l’écrire.

Proches et différentes, deux histoires croisées

  • SI a 34 ans, est née et a vécu à Mayotte jusqu’à l’âge adulte, s’y est mariée, avant d’arriver en France vers 24 ans, avec son mari et leurs deux enfants. En France, la famille s’agrandit, compte aujourd’hui 4 enfants les ainés sont collégiens, un fils est en primaire, et « la petite », 5 ans, est à la maternelle.
  • Sa première langue est le mahorais, langue orale vernaculaire et véhiculaire dans sa vie à Mayotte, qu’elle a toujours parlée et encore en famille, au sein du foyer, désormais en contact fort avec le français.
  • Mais dans l’enfance c’est d’abord l’arabe, que SI entendait, langue des prières, des paroles et des textes associés à l’Islam. Elle se souvient, petite, des moments rituels, avec d’autres enfants, de lectures du coran, et aussi, plus tard, de l’école coranique, évoque avec AS (Portrait 14) de très pénibles « punitions ». En arabe, elle sait lire et surtout réciter le coran, connait l’alphabet et peut déchiffrer des mots.
  • Dès 5 ans, SI est aussi scolarisée en français, du CP à la fin du primaire. Elle dit avoir « toujours aimé » l’école, été curieuse d’« apprendre des trucs », soucieuse aussi de « s’appliquer », « bien » former les lettres, une « belle écriture ». Elle aime « les langues », « retenir » et « réciter » des textes, le coran, des poésies de l’école qu’elle récite encore. Elle « adore » aussi chanter, des chants « traditionnels » ou des morceaux « modernes », en mahorais, en malgache, mais aussi en français.
  • Depuis qu’elle est en France, SI « écrit des chansons en mahorais »,, qu’elle invente à partir d’airs qui lui plaisent, et dont elle réécrit des paroles « avec les lettres françaises ». Cette pratique montre sa compétence plurilingue, mobilisant l’alphabet pour instrumenter la transcription de sa compétence orale en mahorais, exclue de l’école, qu’elle n’a jamais appris à écrire, montrant là son expérience-compétence de l’écrit, et une considération forte pour sa langue maternelle.

Mahorais, arabe, français : une langue maternelle, deux langues d’éducation

AS : - […] à l’école coranique […] on te tapait hein/
SI : - moi je me rappelle aussi / avec les fils d’électricité
AS : - l’électricité ça fait très mal ça
SI : - l’autre punition / c’était laver les assiettes […] préparer à manger pour le prof
AS : - oui oui / et il faut balayer / […] la salle de prière

J’ai toujours aimé l’école, apprendre des trucs

Form1 : - vous vous souvenez quand vous avez appris à écrire ?
SI : - moi euh depuis 5 ans / parce que là-bas c’est 5 ans qu’on nous prend / à l’école / mais je me rappelle […] il fallait former / on faisait les e/ comme ça // [elle trace la lettre]
Form1 : - ah oui tu te souviens d’avoir fait des boucles
SI : - ah oui [rire] on faisait ça / les u on les attachait toujours / et ainsi de suite/
Form1 : - et t’aimais bien ?
SI : - oui / parce que pour moi / j’apprenais toujours des trucs euh/

L’expérience de l’écrit mobilisée pour transcrire son oralité

SI : - […] j’écris des chansons en mahorais mais avec les lettres françaises / l’alphabet / normalement c’est les lettres arabes / mais / j’écris avec les lettres françaises / mais c’est du mahorais/

Ecrire en mahorais, sa langue orale, exclue de l’école, statutairement minorée investie comme « langue » dans l’acte de son écriture, estimée digne de l’écrit.

  • ZU a 43 ans (en 2012), est née à Anjouan, île voisine de Mayotte, sœur jusqu’à l’indépendance des Comores (1975-1978), qui produit une frontière avec Mayotte, restée territoire français (Cf.Fiche contexte). Sa naissance se situe juste avant ces événements politiques, et sa petite enfance est marquée par le départ de sa famille, qui s’installe à Mayotte juste avant la séparation, de devenir, en tant qu’Anjouannais, étrangers.
  • A propos de « langue maternelle », elle évoque une fois un « dialecte anjouanais », associé à « comorien », mais partage avec SI de catégoriser « le mahorais » comme langue de socialisation enfantine. ZU affirme peu de frontières inter-langues, trace du continuum entre des variétés distinguées mais identifiées ensemble « comorien », et peut-être aussi, pour ses parents, dans ce contexte de séparation politique, et juste avant que ne se figent, vraiment, les différences, d’une certaine urgence à l’assimilation linguistique, minorant la transmission de la variété initiale. C’est ainsi le « mahorais » sa langue de tous les jours, vernaculaire et véhiculaire dominant de ses interaction ordinaires, à Mayotte, et encore dominant au foyer.
  • SI et ZU ne partagent pas la même trajectoire sociale. ZU n’a pas été scolarisée à l’école française mais exclusivement par éducation coranique. L’arabe est sa langue de religion qu’elle valorise fortement, qu’elle sait « un peu » parler, comprendre, lire et écrire, qu’elle a apprise, précise-t-elle, « avant le français », qui apparait dans ses discours avoir été plus présent que dans le quotidien de SI.
  • Malgré une compétence d’expression encore réduite en français, ZU explique, avec ses mots, et l’étayage que lui procure SI, qui l’écoute, traduit, l’aide à formuler. Au fil des séances, on comprend que ZU est arrivée en France en tant que première épouse d’un mari bigame, régime autorisé à Mayotte par maintien du « statut civil de droit local » (Cf. Fiche de contexte), devenu illégal à la frontière française : sommé de choisir, c’est la seconde épouse que son mari a désignée. ZU vit amèrement cette situation, seule, avec 4 de ses enfants, tous nés à Mayotte, le plus jeune a 9 ans, l’ainée 15 ans, les 3 autres, jeunes adultes au moment du départ, sont restés vivre à Mayotte.

On perçoit quelquefois à quel point ZU est fatiguée, mais semble affronter la vie avec détermination, dont elle fait aussi continuellement preuve au sein de l’atelier.

Anjouanais-mahorais langue(s) maternelle(s), arabe, puis français

Form2 : - toi ZU / tu es contre la polygamie alors ?
ZU : - ah moi je suis contre hein / parce que c’est à cause de la polygamie que je suis seule hein / ici en France
Form2 : - tu as quitté ta famille/euh/
ZU : - parce que / quand je suis à Mayotte / à Mayotte y’a beaucoup de / polygamie / je ne suis pas d’accord / mais / d’accord / je respecte // en France / y’a pas de droit pour deux femmes / moi je sais pas ça / […] après il a préféré / en France / une femme […] il peut pas garder les deux donc euh / mais moi je viens en France c’est à cause des enfants
SI : - ce qu’elle a dit / oui / c’est vrai / y’en a ils sont comme ça […]

Première épouse d’un mariage polygame devenu illégal en France

Proches et différentes…

  • SI et ZU, son ainée de 9 ans, viennent de Mayotte, où elles ont grandi dans les années 70-80, ZU étant née à Anjouan, dans le contexte de l’indépendance des Comores, qui, en 1975, se réalise sans Mayotte. Leurs trajectoires socio-éducatives et d’appropriations langagières sont différentes. Non scolarisée à l’école française, ZU avait très peu appris le français avant son arrivée en France.

Trois points d’analyse pour croiser deux portraits sociolangagiers

  • SI et ZU sont l’une et l’autre tout aussi participatives et expressives dans le cadre l’atelier ALPE, révèlent, au fil des séances, de multiples ressources langagières, compétences plurilingues.
  • Toujours assises l’une à côté de l’autre, elles forment un duo, s’inscrivent dans une relation complice, mais aussi d’étayage, dont ont peut se demander si elle rejoue, ou pas, la disparité de leurs statuts sociaux et de leur trajectoire éducative.
  • Enfin, comme tous les parents allophones dont les enfants sont scolarisés en France, SI et ZU se posent des questions de transmission linguistique et quant à leurs pratiques familiales : leurs difficultés et questionnements sont-ils les mêmes ?

Socialisées en situation de contacts de langues : pratiques et compétences plurilingues

  • Dans l’atelier ALPE, c’est en particulier dans les temps de travail plurilingue, que SI et ZU révélaient l’incroyable diversité de leurs compétences langagières. Ces activités, dans chaque séance-séquence, s’articulaient à une activité d’apprentissage du français permettant de réinvestir certains phénomènes observés, et à des propositions, toujours en relation, de temps d’échanges biographiques et épilinguistiques, donnant à expliciter des expériences et représentations sociolangagières (Cf. Fiche Terrain1, et, sur la démarche, Rubrique IV - IMALING, Mallette3: Adultes).
  • Confrontées à des tâches d’écoutes et d’observations croisées de corpus sonores d’énoncés en langues diverses, SI et ZU sont toutes deux très à l’aise, dévoilent l’hétérogénéité de leurs répertoires, la diversité des langues qu’elles connaissent assez pour les reconnaitre, des indices sur lesquels elles s’appuient pour formuler leurs observations.
  • Dans les extraits ci-contre, elles reconnaissent en particulier très facilement et de concert le malgache, inconnu des autres participants, en circulation dans l’espace linguistique et culturel de l’Océan Indien.
  • ZU l’identifie tout en précisant que c’est le « vrai malgache », catégorisation opérée, comme on le comprend, par défaut, rejointe par SI qui précise qu’il est différent du « malgache qu’on entend à Mayotte ». Contrairement au kibushi, le « vrai parler », est celui que, justement, on ne parle pas.
  • Mais si ZU tient à préciser que la variété malgache qu’elle connait n’est pas « la vraie », plus tard à propos d’un travail sur la négation, elle est pourtant en mesure de repérer la différence entre deux énoncés en malgache, opposés par leur forme affirmative /négative, ce qu’elle explique aux autres.

Form1 : - c’est en quelle langue?
ZU : - malgache
Form1 : - ah
ZU : - c’est le vrai
SI : - oui / ça / c’est le vrai malgache
Form1 : - [à ZU] tu connais le malgache / aussi ?
ZU : - non // parce que moi / je connais / juste / euh // le petitement /ou comme ça // mais c’est pas / le malgache de Mayotte / c’est / c’est pas le vrai langue / euh // comment on dit ? [s’adressant à SI] / le vrai parler/

ZU : - [écoute d‘un énoncé en malgache] : là c’est non / comme par exemple c’est pas bien/

  • Parler du malgache donne à SI et ZU à évoquer le mahorais, par rapport auquel elles expriment un attachement fort, qu’elles continuent, en alternance avec le français, à pratiquer en famille et entre pairs linguistiques. Elles l’appellent « langue » mais la qualifient, SI la première, de « langue mélangée » terme repris par ZU  : « y’a aussi des mots d’arabe, des mots de français », ce qui donne à SI à conclure : « le mahorais n’est pas vraiment une langue en fait ».
  • Ces réflexions interviennent alors que ZU, dans l’activité qui vient de s’opérer, a identifié un énoncé en swahili, ce qu’elle explique en précisant que « le mahorais ressemble au swahili », est de « la même famille », ce que confirment les linguistes, qui classent le comorien (shikomor), le swahili et le kipokomo dans le groupe sabaki des langues bantoues.
  • A l’écoute d’un énoncé en kannada, langue supposée inconnue de tous, ZU reconnait « une langue indienne », raconte à ce sujet qu’elle aime, depuis longtemps, regarder des films indiens, qu’elle trouvent « romantiques ».
  • Des liens se créent aussi avec des langues initialement inconnues. ZU découvre par exemple l’espagnol, trouve « joli » de l’entendre, aime le prononcer, déclare que c’est « sa préférée », mais surtout se surprend à comprendre le sens d’un énoncé espagnol qu’elle a reproduit à l’oreille, observe à ce sujet que cette langue « ressemble » au français, ce qui montre qu’elle s’appuie déjà sur le français comme ressource, langue passerelle.
  • Ces considérations ouvrent dans la séance un échange collectif à propos des « familles de langues » expliquant cette proximité. « La famille », « de la même famille », cette expression semble interpeler fortement ZU, l’émouvoir, comme si, la découverte de cette famille en partage entre français et espagnol, qui fait écho à son ressenti de familiarité à l’écoute de cette langue pourtant inconnue, avait pour elle de l’importance, renforçait, expliquait voire légitimait son attrait pour l’espagnol.

Une « langue mélangée » ?

Cette thématique ouvrira dans l’atelier un échange sur les contacts de langues, la variation, les emprunts… ce qui fait la vitalité linguistique

Peu consciente de la richesse de son plurilinguisme, ZU minore ses compétences

L’espagnol, langue inconnue, sonne familier à l’oreille plurilingue de ZU

ZU – [l’espagnol] c’est vrai ça ressemble [au français] / c’est la même famille / la famille comme le français

Ce faisant, elle montre aussi qu’elle investit affectivement le français et son apprentissage.

Une relation d’étayage linguistique… rejoue-t-elle la disparité des statuts et trajectoires socio-éducatives ?

  • Dans l’atelier très complices, SI et ZU discutent beaucoup, partagent une personnalité dynamique, expressive, avec une tonalité plus douce chez SI, plus rugueuse chez ZU, mais l’une et l’autre toujours enjouées, et très volontaires dans le travail.
  • ZU, souvent freinée par son appropriation encore fragile du français, participe pourtant énormément tant aux activités qu’aux échanges qui s’y associent, interpelle fréquemment SI en mahorais, l’interroge, lui explique, afin qu’elle l’aide à se traduire aux autres. SI s’inscrit avec ZU dans une relation d’étayage, prend le rôle d’un médiateur, permet que se produise une véritable interaction de médiation plurilingue.
  • Mais si ZU bénéficie du soutien linguistique de SI en français, scolairement plus éduquée que son ainée, on remarque qu’à plusieurs reprises, SI se réfère inversement à ZU, à laquelle quelle elle semble reconnaitre un savoir plus étendu que le sien à propos de faits linguistiques et culturels comoriens, mais aussi à propos de l’arabe, appelle plusieurs fois son assentiment. Une relation de solidarité mais aussi de respect est manifeste, n’apparaissant pas jouer, entre elles, de rapport de force inégalitaire.

Des compétences pluri-/inter-lingues, mises au service de l’étayage que procure SI à ZU pour l’aider à s’exprimer, moteur d’une véritable interaction de médiation plurilingue avec le groupe

Pratiques (de transmission-appropriation) langagières familiales

En famille, avec les enfants, c’est « en bilingue » que s’opèrent les échanges

  • Pour ZU pas de doute : c’est d’abord le mahorais qu’elle transmet et pratique, vernaculaire familial dominant, mais pas unique, elle-même « essaye de parler français », le plus possible, dans la limite de ses compétences. Elle observe des évolutions, perçoit que « la langue mahorais commence à perdre un peu », surtout chez « la petite », en primaire, qui ne la comprend pas toujours.
  • Chez SI, on parle « en bilingue », mais avec des évolutions liées aux époques, aux contextes, aux enfants. Aux deux grands, c’est bien le mahorais qui a d’abord été transmis, mais la naissance des plus jeunes, en France, a modifié ces politiques et pratiques langagières familiales, le français s’est mis à dominer.
  • Le premier né, à la jonction, s’est quand même approprié le mahorais, mais la petite ne le comprend pas. SI raconte une anecdote, elle, au téléphone avec sa sœur, sa fille l’interpellant : « Maman pourquoi tu parles anglais ? », ce qui la fait rire, mais aussi l’émeut, elle se rend compte, qu’en effet, elle leur a « toujours parlé français ».
  • SI observe aussi que ses deux ainés, collégiens, alternent en français quand elle leur parle en mahorais, ce qu’elle interprète comme un refus, un rejet peut-être, de la langue de filiation qui n’est celle de l’affiliation, des copains, du collège.

Des évolutions… « la langue commence à perdre un peu »

Form2 – et à la maison tu parles en quelle langue ?
ZU : - les deux ! j’essaye parler le français / et quand je / coincée / je suis obligée de parler le mahorais [rire]
Form2 – et tes enfants aussi ils parlent les deux ?
ZU : - oui / mais parfois la langue mahorais /déjà / commence à perdre un peu
Form2 – à perdre un petit peu ?
ZU : - oui / un petit peu / parce que des fois / je parle en mahorais et la petite euh / maman tu dis quoi ? / qu’est-ce qu’elle a dit ?/ voilà/ elle me demande comme ça/

La petite ne comprend pas le mahorais, les ainés semblent parfois le rejeter

SI : - moi l’aîné-là / les deux grands qui sont nés à Mayotte / quand je leur parle en mahorais ils comprennent / mais des fois / ils veulent pas/ au lieu de me répondre en notre langue / ils me répondent français

Comprendre ou pas, accepter/ refuser… ce qui se joue pour les enfants dans la conciliation des langues de filiation et d’affiliation… entre famille et école

Être parent dans une langue dans laquelle on ne se perçoit pas légitime/ légitimé ?

  • ZU évoque sa fille, la « honte » qu’elle a exprimé éprouver quand elle entend sa mère parler français « devant des gens », à l’école notamment. ZU est pragmatique, elle « explique », a « besoin » d’apprendre, de parler cette langue qui n’est pas sa « langue maternelle ». Elle parait s’approprier quand même le stigmate, quand la honte éprouvée par sa fille, qu’elle a perçue quand elle l’a vue rire, avec sa copine, lui donne à avoir « honte, aussi », elle se retrouve coupable de « mal parler », insécurisée dans sa parole.

Appropriation de la minorisation et ressentis épilinguistiques conflictuels… honte, culpabilité, insécurité linguistique

  • A la maison, SI se fait aussi reprendre, mais pas en public, surtout par sa fille de 14 ans. Elle réagit vivement pour rejeter les stigmates renvoyés, se positionne, réaffirme fermement son rôle de parent-transmetteur : « c’est pas l’école, c’est moi qui vous ai appris », en donne pour preuve la non-transmission (le sacrifice?) du mahorais.

Parents modèles, contre-modèles… transmetteur selon ses propres références et « passeur » (Hassoun, 2002), autorisant l’enfant du devenir plurilingue.

ZU : - aujourd’hui / [rire] j’ai parlé français avec [XXXX] ma fille // j’ai déposé à l’école // elle a dit maman je /euh /
SI : - maman j’ai honte [parle doucement, en retrait de ZU]
ZU : - voilà / oui / je honte // j’ai dit pourquoi / tu as honte / ma chérie ? / [imitant sa fille] euh / quand tu parlais/ après / y’a des gens / y’a des gens qui passent / tu parlais / mal //
Form2 – tu parlais mal / c’est-à-dire ?
SI : - non / sa fille / parce qu’elle est allée l’amener à l’école et elle a dit / oh maman j’ai honte parce que tu parles ma / tu parles pas bien
ZU : - tu parles pas bien / voilà
SI : - tu parles euh [XXX]? [ZU et SI parlent en même temps, rires]
Form2 – qu’est-ce que ça t’as fait euh/
ZU : - j’ai dit /euh […] // j’ai j’ai j’ai / j’ai expliqué que / ce pas ma langue maternelle / donc quand je parlais  / euh //
SI : - mal
ZU : - mal / ALLEZ / essayez de me corriger // mais j’ai besoin / j’ai besoin parler / donc // mais elle / elle dit non maman / ne parle pas maman // aussi / elle aime pas je parle à la maîtresse // une fois j’ai vu rire avec sa copine // elle a honte // je sais // des fois je honte aussi // [émotion ++]
Form2 – toi aussi / Sittie / ça t’arrive ?
SI : - moi non // seulement quand on est à la maison là / ils m’énervent / quand j’écris ou je dis un mot / maman comment t’as dit ? // j’ai dit / QUOI // c’est moi qui vous a appris le français quand même / au début hein […] tu crois que le français / le peu que tu as appris / qui te l’a appris / c’est moi / c’est pas l’école hein // si je parlais notre langue tu aurais pu parler notre langue / mais tu parles français parce que j’ai parlé avec toi en français […] j’ai dit vous pouvez me corriger mais c’est pas la peine de se moquer quoi / si on dit un mot que on l’a mal exprimé on peut le dire / [rire] surtout ma fille de 14 ans là / OUH LÀ LÀ
ZU : - à la maison aussi ils me corrigent mais ils disent / dehors / tu parles pas [rire]

On voit bien ici l’interaction d’étayage

Compétences asymétriques en langues inégalement légitimées, une parole parentale fragilisée, chacune développe ses stratégies

  • Les pratiques langagières de SI avec ses enfants, même les plus jeunes, sont en fait plus plurielles qu’initialement affirmé. Par exemple, explique-t-elle, c’est en mahorais qu’elle se fâche, parce qu’il faut « parler vite », se faire entendre, réaffirmer l’autorité moindre en français… qui sert plutôt à « parler gentiment », ne « marche pas » pour gronder ...
  • Pour ZU, moins francophone que SI, c’est presque la même chose… Sauf pour quelques formules, qu’elle connait bien et qui font mouche, servent de premier avertissement…

SI : - et les deux petits / je leur parle toujours en français / sauf quand vraiment je me fâche [rire] LÀ / je dois parler vite / alors je parle en mahorais [rire] / mais LÀ ils comprennent hein [rires] // parce que s’ils ne comprennent pas / ils savent qu’il va leur arriver des problèmes euh [rires] // bon après je me calme / je dis / assis-toi / euh / je repasse au français / mais je suis obligée / parce que / si on le dit en français / euh / gentiment / ça va pas marcher hein /
Form2 – c’est plus difficile d’avoir de l’autorité en français
SI : - oui / parce que c’est notre langue / dans notre langue […] parce que / peut-être comme il comprend pas il va dire / attention / maman est vraiment fâchée [rires]
ZU : - par contre / moi quand je fâchée / j’essaye parler le français / par exemple // je suis fa-ti-guée / je suis FA-TI-GUÉE / arrête / ARRÊTE // après / s’il arrête pas/ je parle mahorais [rires]

Et d’autres pratiques pour réamorcer la transmission de la langue minorée…

  • SI n’a pas parlé mahorais à sa fille, mais lui chante souvent des chansons, surtout celle qu’elle écrit, (ré)inventées et transcrites en mahorais, qu’elle consigne, depuis des années, dans son « cahier de chansons ». Et ce cahier, un jour, elle « le transmettra à sa fille », qu’elle a commencé à associer à ses temps d’écriture et de chant, lui donne à illustrer en faisant des dessins.
  • A travers ce cahier, précieux pour elle, SI produit des traces transmissibles, construit un corpus personnel de sa langue orale non standardisée, minorisée mais pleine de vitalité. SI pratique ainsi une transmission langagière indirecte, transmet un objet dont l’élaboration même est vecteur de transmission-appropriation. L’élaboration désormais coopérative du cahier prend une valeur de patrimoine à transmettre, mais au-delà, ouvre à sa fille une forme de légitimation symbolique à s’emparer de la langue, non pas comme langue-corpus clos, figé, mais comme langue à produire, à écrire, à réinventer, une langue dans laquelle se dire, se transcrire, se construire, une langue co-identitaire.

« Une transmission réussie offre à celui qui la reçoit un espace de liberté et une assise qui lui permet de quitter (le passé) pour (mieux le) retrouver. »
(Jacques Hassoun, 2002, p. 14)